Revue - Droit & Société N°111-2022 - 46

R. ROUMÉAS
Cet article s'appuie sur une enquête de 4 ans (2017-2021) mobilisant une méthodologie
mixte. Premièrement, 14 femmes victimes de viol ont été suivies durant leur
procédure 20, en répétant des entretiens semi-directifs sur une période de deux ans.
Pour approcher au plus près des pratiques professionnelles, des observations à la
permanence pénale du parquet ont été réalisées (16 journées), ainsi que des entretiens
auprès de 49 magistrat·es, 19 avocat·es, avec une proportion égale d'hommes
et de femmes. Enfin, un corpus de 244 affaires correctionnalisées et criminalisés a
été constitué à partir d'observations de procès au tribunal correctionnel et en cour
d'assises, de dossiers archivés et de chroniques judiciaires.
La première partie de l'article explore les stratégies professionnelles d'accélération
et de décélération des procès, puis la représentation de la correctionnalisation
qui est donnée aux victimes. Les parties suivantes, situées en amont des procès,
distinguent deux rythmes procéduraux types, l'un caractérisé par sa célérité,
l'autre par sa léthargie. Le but est de saisir comment ces cadences différenciées se
construisent, exposent les victimes à des situations inégales et agissent sur leur
façon d'envisager la correctionnalisation.
I. Accélérer le procès : des intérêts professionnels à la sublimation
de la correctionnalisation des viols
I.1. La discrimination du temps et des moyens donnés aux crimes
La présence du jury et le principe selon lequel les principaux protagonistes d'un
dossier - enquêteur·ices, expert·es, témoins - doivent déposer oralement étendent
les procès d'assises sur deux jours a minima, trois jours en moyenne, et davantage
si sont impliqué·es plusieurs accusé·es ou victimes. Au contraire, l'essentiel des
délits sont traités en une trentaine de minutes lors d'audiences correctionnelles sans
jurés et au formalisme moins rigoureux. Devant de telles différences procédurales, les
magistrat·es ne peuvent arrêter de correctionnaliser sous peine d'augmenter des
délais d'audiencement déjà importants - avoisinant les 14 mois dans le ressort de
l'enquête. À cet impératif de célérité se conjuguent les effets propres de la managérialisation
- qu'il convient de distinguer 21 - puisque la disqualification permet de
maîtriser les coûts élevés de la justice criminelle 22.
Ainsi, au lieu de s'en tenir au motif légal pour catégoriser un crime (la peine encourue)
et aux motifs techniques pour fixer la durée d'un procès (le nombre d'accusé·es,
de victimes, de témoins et le caractère contesté ou non des faits), les magistrat·es se
projettent dans le temps long du procès d'assises pour estimer si un dossier présente
suffisamment de matière pour s'y fondre. Cette inflexion du cadre réglementaire,
caractéristique d'une administration en situation de pénurie 23, consacre les
20. Les noms des enquêté·es ont été anonymisés.
21. D'après la thèse d'Alexis PROVOST, intitulée « Une accélération sans précipitation. Le traitement immédiat
des affaires pénales à Berlin », thèse de doctorat en science politique, Université Paris-Saclay, 2022.
22. Notamment l'indemnisation des jurés, le défraiement des témoins et le coût de mobilisation des
fonctionnaires.
23. Michael LIPSKY, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Services, op. cit.
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