Revue - Droit & Société N°112-2022 - 38

J.-B. LE BOHEC
(iv) La théorie de la cohérence part du principe que deux normes contradictoires
ne peuvent être toutes deux valides dans un même système, et postule que
l'ordre juridique ne peut admettre de telles antinomies. Or, nous dit Bobbio : « Nos
systèmes juridiques ne sont pas des systèmes unitaires, c'est-à-dire, ils ne se fondent
pas sur un unique postulat éthique, ou sur un groupe de postulats cohérents,
mais ils sont des systèmes à plusieurs valeurs et ces valeurs sont souvent antinomiques
entre elles, comme celle de la liberté négative et de l'égalité positive, ou
bien celle de la liberté individuelle et de la justice sociale 44. » Est-il possible de
résoudre toutes les antinomies ?
(v) La théorie de la complétude postule qu'il n'existe pas de norme manquante
dans un système de droit positif, et donc pas de controverse qui ne puisse être réglée
à l'intérieur du système. Cette théorie « représente, d'après Bobbio, le point central,
le cœur du cœur [...] du positivisme juridique » 45 dans sa compréhension de l'ordre
juridique. Il garantit l'une des fins de l'idéologie positiviste, la « certitude juridique
», en contraignant le juge à résoudre les controverses qui lui sont soumises
tout en l'empêchant de créer la norme destinée à s'appliquer. Les attaques contre ce
principe vinrent de tous côtés. Bobbio évoque les critiques précoces de la jurisprudence
sociologique d'Eugen Ehrlich, de l'école du droit libre de Hermann Kantorowicz,
de l'école scientifique du droit de François Gény, et de la jurisprudence des intérêts
de Philipp Heck, qui toutes rappelaient qu'aucune science, ni théorique ni pratique,
n'a jamais prétendu pouvoir répondre à toutes les questions qui lui étaient
posées 46. Quant au réalisme américain, avec Jerome Frank 47, il tenait le dogme de
la complétude comme « un mythe propre à une société infantile, pas encore parvenue
à maturité » 48.
(vi) La théorie de l'interprétation mécanique invite le juge à renoncer aux perspectives
historique ou finaliste dans l'interprétation de la loi au profit d'une méthode
logique ou systématique. Elle a été fréquemment accusée de percevoir « le juge
comme un automate, et la décision judiciaire comme un syllogisme » 49.
D'après Bobbio, les critiques adressées aux trois premières théories ne sont pas
suffisamment « consistantes » 50 pour en provoquer l'abandon. Elles peuvent être
intégrées sans en déformer le cœur. Nous pouvons en donner quelques exemples.
Le droit coutumier, le droit constitutionnel ou le droit international remettentils
en question la théorie coercitive du droit ? En réalité, les analyses du droit coutumier
montrent bien que des normes peuvent être suivies spontanément, mais
pas qu'un quelconque ordre juridique peut se passer de la coercition. Le droit constitutionnel
nous interroge moins sur l'importance de la coercition que sur le regard
porté sur l'ordre juridique : « du bas vers le haut, on voit un pouvoir coercitif exercé
44. ID., Essais de théorie du droit, Paris : LGDJ, 1998, p. 91.
45. ID., Il positivismo giuridico, op. cit., p. 214.
46. Cf. ID., Contributi ad un dizionario giuridico, Turin : Giappichelli, 1994, p. 92-94.
47. Cf. Jerome FRANK, Law and the Modern Mind [1930], Londres : Stevens & Sons Limited, 1949.
48. Ibid., p. 94.
49. Norberto BOBBIO, Giusnaturalismo e positivismo giuridico, op. cit., p. 101.
50. ID., Il positivismo giuridico, op. cit., p. 250.
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