Revue - Droit & Société N°112-2022 - 45

Norberto Bobbio et la crise du positivisme juridique dans l'Italie d'après-guerre
Nous atteignons là un point fondamental. Nous pouvons admettre que, sous
l'effet de la progression spectaculaire des sciences, « nous sommes aujourd'hui
condamnés au positivisme » - comme l'écrit C. Colliot-Thélène, résumant ainsi le
constat de Weber face au processus de désenchantement du monde. Mais il s'agirait,
tout d'abord, de ne pas négliger le fait que cela peut aussi constituer un progrès
vers une connaissance plus objective, et notamment celle du droit. Ensuite, il faudrait
se demander dans quelle mesure cette condamnation ne peut également constituer
une émancipation. Comme le souligne C. Colliot-Thélène, lorsque « l'ordre juridique
n'est plus conçu comme découlant d'une norme an-historique (la nature
humaine, ou le fondement du pouvoir, du type contrat social), mais comme une
technique de régulation sociale », il ouvre aussi un espace pour « des revendications
contradictoires formulées par des groupements d'intérêts divers ». L'idéologie de
l'État-providence n'est-elle pas née de ces revendications ? En d'autres termes,
l'ordre juridique, tel que le conçoit le positivisme, permet le pluralisme, milieu au
sein duquel peut - peut-être - se réaliser l'autonomisation du sujet. Or, en quoi ce
projet pourrait-il traduire un abandon de l'esprit des Lumières ? N'en est-il pas
l'héritier le plus légitime ?
Cette discussion semble, en réalité, tourner autour du rôle que la pensée spéculative
peut encore assumer dans un monde où les faits sont objectivés, et où la méthode
scientifique investit des espaces autrefois dévolus à la théologie et à la philosophie.
Renoncer à penser un droit naturel immuable au-delà du droit positif
conventionnel et changeant reflète, au niveau de la philosophie du droit, ce que
Jean-François Kervégan décrit comme « l'abandon, de la part de la philosophie ellemême,
de la tâche de fondation ultime des savoirs » 86. De ce point de vue, la position
de Bobbio est assez claire, et se situe dans la continuité de Ludwig Wittgenstein,
d'après lequel ce que la philosophie pense avoir perdu, ne lui a en réalité jamais
appartenu. Bobbio n'est pas un penseur fondationnaliste, comme en témoigne sa
critique de la recherche du fondement absolu des droits de l'homme 87. La production
d'une conception globale de l'univers, l'unification des savoirs, « l'entreprise de
fondation ou de déduction métapositive » 88 pour reprendre les termes de Kervégan,
ne peuvent plus constituer un destin pour la philosophie aujourd'hui. Au contraire,
l'exercice de l'esprit critique, l'apprentissage du doute méthodique et le travail
d'éclaircissement des idées, afin d'offrir au public le « choix entre des alternatives
historiquement délimitées et rationnellement intelligibles » 89, n'ont rien perdu de
leur nécessité.
C'est peut-être cette adhésion au projet historique positiviste qui a rendu Bobbio
plus sensible aux critiques des écoles réaliste et sociologique. Elles ont, d'après lui,
atteint assez profondément la théorie positiviste du droit. Cette dernière ne pouvait,
selon lui, intégrer ces critiques qu'au prix d'une sérieuse transformation. La
86. Jean-François KERVÉGAN, Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, op. cit., p. 16.
87. Cf, sur ce point précis, Jean-Baptiste LE BOHEC, Norberto Bobbio et la question internationale, op. cit.,
p. 273-277.
88. Jean-François KERVÉGAN, Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, loc. cit.
89. Norberto BOBBIO, Né con Marx, né contro Marx, Rome : Editori Riuniti, 1997, p. 41.
Droit et Société 112/2022  529
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