Revue - Droit et société n°114/115-2023 - 69

La dictature et l'autoritarisme en tant que spectres
de The Executive Unbound possède désormais une tout autre portée, assumée
d'emblée dans le sous-titre (After the Madisonian Republic) : de crise sécuritaire
en urgence économique, l'État madisonien a été vidé de sa substance. Depuis longtemps,
le droit n'est plus réellement produit par le législateur. Depuis longtemps,
les délégations et les emergencies ont démonté le « libéralisme juridique » (liberal
legalism)33, en bouleversant, sous l'équilibre formellement intact des institutions,
les mécanismes de création du droit. Ce sont des organes administratifs qui, sous
le contrôle relatif de l'exécutif, produisent la réalité du droit, en soutenant le développement
de l'État administratif. Nous vivons déjà, comme l'annonce d'emblée
le sous-titre de l'ouvrage, après Madison.
La thèse n'est évidemment pas, là encore, dénuée d'un sens certain de la provocation.
Quoiqu'il en soit provisoirement de ce dernier trait, dans ce cadre, le spectre
de la dictature semble bien se dissoudre dans une transformation institutionnelle
beaucoup plus large, qui semble paradoxalement échapper aux mises en garde des
« libertariens » contre la possibilité d'un glissement autoritaire. À tel point que les
deux juristes s'amusent ouvertement du caractère supposément fantasmatique
de la peur de la dictature - ou de la « tyrannnophobie » - qu'ils renvoient à une
fantaisie débordante, qui mélange la « fabrique du droit » avec tout un imaginaire
historique mais aussi cinématographique ou littéraire :
La tyrannie occupe une place importante dans l'imaginaire politique américain. Pour les pères
de la Constitution, César, Cromwell, Jacques II et Georges III étaient des anti-modèles ; pour la
génération actuelle, Hitler occupe la première place, suivi de Staline, Mao et d'une horde de
tyrans historiques et littéraires. Les étudiants lisent 1984 et La Ferme des animaux et ils se
détendent en regardant le chancelier Palpatine s'emparer du pouvoir impérial dans Star Wars34.
Pourtant, dans The Executive Unbound, Posner et Vermeule mettent un soin
particulier à écarter encore une fois les fantômes de la dictature et de l'autoritarisme.
Et ce, sans aucun doute d'abord parce que leur propre relecture de l'histoire
des pouvoirs de crise fait surgir, bien malgré elle, des spectres un peu inattendus
qu'ils ne peuvent guère ignorer.
En effet, une fois admis que l'exercice répété des pouvoirs de crise, en particulier
dans le domaine économique, a transformé tous les équilibres institutionnels et
toute la « fabrique du droit » en conduisant à l'essor de nouveaux organes, à l'instar
de la Réserve fédérale, comme au développement d'un nouvel État administratif
sous domination exécutive, les auteurs sont conduits à en tenir compte dans leur
nouveau calcul du risque de dictature, ou de glissement autoritaire. D'abord parce
que si la Réserve fédérale, la Fed, a bien agi de façon relativement autonome en
situation de crise, y compris à l'égard de l'exécutif, peut-on dire alors, comme le
formulent eux-mêmes Posner et Vermeule, qu'elle a agi comme un dictateur35 ? La
réponse lapidaire des juristes n'appelle que peu de commentaires : précisément
parce que la Réserve fédérale demeure dépendante de la confiance du Congrès, et
33. Ibid., p. 19.
34. Ibid., p. 176-177. Nous traduisons.
35. Ibid., p. 58.
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