Revue - Droit et société n°116-2024 - 142

Garance Navarro-Ugé
Georges Gurvitch (1894-1965) et Emmanuel Mounier (1905-1950) ont marqué le
début du xxe siècle. S'ils se sont certainement lus1, ils ne font pas partie des mêmes
cercles et affichent des points de vue différents. Au sortir de la Seconde Guerre
mondiale, Gurvitch est un universitaire, détenteur de la Chaire de sociologie de
l'université de Bordeaux et revenant d'un « exil américain », pendant lequel il a
pu établir des liens forts avec la sociologie outre-Atlantique. Emmanuel Mounier,
quant à lui, est un philosophe, souvent considéré comme « mystique2 », resté
dans les annales en tant que fondateur du mouvement personnaliste et de la
revue Esprit, en 1932. Il s'inscrit dans le courant de la philosophie chrétienne,
influencé par Charles Péguy3, ce qui marque une nette distinction avec Gurvitch,
qui lui se revendique athée et rejette avec force les tentatives de rapprochement
avec ce courant4.
Si les accointances politiques de Gurvitch ont toujours été clairement celles
de l'anarchisme auto-gestionnaire et de la social-démocratie5, celles de Mounier
ont été plus flottantes, fluctuantes d'une époque à l'autre. Dans les années 1930,
certains dénoncent une pensée présentant « des affinités avec les idées professées
par d'autres groupes contestataires y compris avec la contestation de type
proto-fasciste ou déjà pleinement fasciste6 », pointant sa présence au colloque
organisé par l'Institut de culture fasciste à Rome, en mai 1935, où il représente sa
revue. Pour Jean Lacroix, philosophe proche d'Emmanuel Mounier, cet événement
souligne plutôt l'attitude de Mounier consistant à se « rendre en tous lieux sans
jamais s'y compromettre7 », recherchant toujours une multiplicité de dialogues.
D'autres encore considèrent que la revue Esprit a eu la « force d'emprunter à des
traditions divergentes [...] estimant que les problèmes du monde moderne sont
* Je tiens à remercier le Professeur Jacques Le Goff pour sa relecture et ses conseils.
1. Voir Emmanuel Mounier, Écrits sur le personnalisme, Paris : Le Seuil, 2000, p. 184.
2. Jean Lacroix, « Préface », in Emmanuel Mounier, Communisme, anarchisme, personnalisme, Paris :
Le Seuil, 1966, numérisé dans la collection « Les classiques des sciences sociales » (Bibliohèque PaulÉmile
de l'Université du Québec à Chicoutimi), p. 9.
3.
Emmanuel Mounier, La Pensée de Charles Péguy. La vision des hommes et du monde, Paris : Éditions
du Félin, 2015 [1931].
4.
Gurvitch, né juif dans une famille fortement poussée à se convertir à l'orthodoxie, se dira lui-même
athée. Georges Renard considère dans un article que sa pensée est influencée par le néo-thomisme,
Gurvitch s'en défendra activement. Voir Georges Renard, « Thomisme et droit social », Revue des
sciences philosophique et théologique, 1, 1934, p. 40 ; Georges Gurvitch, « Droit naturel ou droit positif
intuitif ? », Archives de philosophie du droit, 3-4, 1933, p. 55-90.
5. Voir Garance Navarro-Ugé, L'idée du droit social de Georges Gurvitch. La société comme source
de droit, thèse de doctorat en droit public, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021, p. 31-42.

6. Zeev Siernhell, « Emmanuel Mounier et la contestation de la démocratie libérale dans la
France des années trente », Revue française de science politique, 34 (6), 1984, p. 1144. DOI : 10.3406/
rfsp.1984.394169.
7. Jean Lacroix, « Préface », op. cit., p. 9.
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