Revue - Droit et société n°116-2024 - 144

Garance Navarro-Ugé
il est de moins en moins cité. Pour Jacques Le Goff, on peut expliquer ce « relatif
effacement » pour partie à « l'étiquette " chrétienne " attachée à la philosophie personnaliste14
». Pour Paul Ricoeur, si le personnalisme a quelque peu été submergé
par les autres courants philosophiques de son temps - tel l'existentialisme - le
concept de « personne » se retrouve en filigrane dans d'autres pensées15, traduisant
un certain attachement intellectuel au personnalisme.
La mort de Georges Gurvitch fut moins précoce - il meurt à 71 ans - mais lui
aussi n'est pas véritablement passé à la postérité. Pas de réelle filiation intellectuelle,
ni même de citations : dès les années 1970, il devient un auteur délaissé et
ceci alors même qu'à l'instar de Mounier, il eut une carrière riche.
Georges Gurvitch s'est tourné, dès le milieu des années 1930, vers la sociologie
: il occupera la Chaire de sociologie de l'université de Strasbourg en 1935
puis celle de la Sorbonne en 1948. Né en Russie, il a été doublement condamné
à l'exil, suite à ses prises de position anti-bolchéviques pendant la Révolution
soviétique, puis en 1940, menacé par le Régime de Vichy alors qu'il était citoyen
français depuis 1922. Au croisement de plusieurs champs disciplinaires - droit,
philosophie et sociologie - il développe le concept de « droit social », transversal
dans son œuvre. Par-là, il propose d'analyser le droit interne des groupes sociaux
s'organisant démocratiquement. Ces groupes, allant d'une simple association
locale à la communauté internationale, sont observables dans la réalité sociale et
méritent d'être compris par le biais de concepts qu'il faut créer, ou recréer.
Dans son œuvre globale, La Déclaration des droits sociaux prend une place
centrale. Elle marque un pont entre ses écrits théoriques sur le droit social - dans
lesquels il s'agit d'observer et de conceptualiser le droit social à partir de ses
formes nées spontanément dans la société - et ses propositions politiques pratiques
pour encourager le développement de ces formes d'organisations sociales.
Tout comme le Projet de déclaration de Mounier, La Déclaration des droits sociaux
donne un corps juridique et normatif à des recherches théoriques. Tous deux ont
comme point commun de réfléchir aux moyens de lier réflexion philosophique et
engagement politique.
Par cette démarche, ils s'inscrivent dans un courant qui les dépasse, né au sein
de la Résistance française, sous l'Occupation. Un débat d'idées important émerge
concernant l'organisation politique et juridique de la France d'après-Guerre.
Dès 1942, André Philip16, prononce un discours à New York développant l'idée
qu'au sortir de la guerre, la France devrait se doter d'une « nouvelle déclaration
des droits, adaptée aux connaissances sociologiques actuelles et développée dans
ses conséquences économiques et sociales17 », s'inscrivant ainsi dans ce que l'on
14. Ibid.
15. Paul Ricoeur, « Meurt le personnalisme, revient la personne », Esprit, 1983, 73, p. 113-119.
16. Parlementaire sous la IIIe République, résistant et professeur d'économie politique.
17. La conférence du 7 novembre 1942 fut publiée dans le journal Combat à Alger, numéro 63, le
19 juin 1943. De larges extraits ont été reproduits par Henri Michel et Boris Mirkine Guetzévitch,
Les Idées politiques et sociales de la Résistance, Documents clandestins 1940-1944, Paris : Presses
universitaires de France, 1954, p. 278-280. Voir Jacques Poujol, « André Philip. Les années de guerre
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