Revue - Droit et société n°116-2024 - 148

Garance Navarro-Ugé
un « excès d'individualisme33 », au sens où seul l'individu est considéré comme
un sujet de droit. À Gurvitch d'ouvrir sa Déclaration par une formule résumant
sa vision :
Le but de la Société est la fraternité des hommes et des groupes, se réalisant par la variété dans
l'unité, c'est-à-dire par une pluralité d'associations de collaboration égalitaire, intégrées dans
la communauté nationale et protégeant la liberté et la dignité humaine de chaque participant.34
Leur point de vue est similaire et ils soutiennent que l'individualisme juridique
et les droits qui en découlent - principalement des droits civils et politiques proclamés
dans la Déclaration de 1789 - ne suffisent pas à protéger l'homme social
dans ses multiples dignités, c'est-à-dire en tant que membre de plusieurs groupes
sociaux35. En sus de leurs engagements militants, c'est philosophiquement qu'ils
recherchent des valeurs constituant des alternatives conceptuelles entre individualisme
et collectivisme : ils recherchent une troisième voie.
Pour Mounier cette troisième voie est incarnée par le personnalisme, « doctrine
morale et sociale fondée sur la valeur absolue de la personne36 ». À l'individu,
Mounier substitue le terme de « personne » : il ne s'agit plus uniquement d'une
parcelle humaine, un pur élément de quantité sans aucune dimension spirituelle,
mais plutôt d'un être libre, créatif, considéré dans toute sa complexité sociale.
Le personnalisme reprend la question de l'homme « par la racine37 », impliquant de
repenser « la totalité du réel humain38 ». En cela, « la personne n'est pas un objet.
Elle est même ce qui dans chaque Homme ne peut être traité comme un objet39 ».
Cette analyse permet de s'opposer tant au libéralisme économique qu'au communisme
totalitaire. Les institutions capitalistes nient la profondeur de l'humain et
de ses besoins, cantonnant l'individu à un rôle numéral, ramené à un élément de
pure quotité. Il est un travailleur individuel du point de vue économique. Quant à
la démocratie libérale, elle est fondée sur la représentativité et ne considère l'in33.
Ibid.
34. Georges Gurvitch, La Déclaration des droits sociaux, op. cit., p. 85, art. I.
35. Pour Gurvitch, en tant que producteur, l'individu participe à un syndicat professionnel et à la
communauté des employés sur son lieu de travail ; en tant que consommateur, il peut faire partie d'une
coopérative ou d'associations d'usagers et de consommateurs ; en tant que citoyen, il est membre d'une
commune, d'un département, d'une nation ; en tant qu'humain, il peut prendre part à des associations
culturelles, scientifiques, cultuelles, etc. Alors, au milieu de ce foisonnement social, la Déclaration
de Gurvitch propose des droits sociaux positifs, formalisés afin de garantir un équilibre entre les
autonomies juridiques de ces divers groupements. Il définit les droits des producteurs ; les droits des
consommateurs, ceux qui utilisent des biens pour leur subsistance, leur travail ou leur bien-être ; et
enfin les droits des hommes et des femmes au sens large, indépendamment des groupes spécifiques
auxquels ils participent et qui veulent être respectés.
36. André Lalande, « Personnalisme », in Id., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris :
Presses universitaires de France, 1999, p. 756.
37. Jacques Le Goff et Roger Leenhardt, « Totalité et distance : spirituel et politique dans la réflexion
de Mounier », Esprit, 1983, 73 (1), 1983, p. 5.
38. Ibid.
39. Emmanuel Mounier (dir.), Le Personnalisme, Paris : Presses universitaires de France, 2010 [1946],
p. 8.
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