Revue - Droit et société n°116-2024 - 150

Garance Navarro-Ugé
En 1945, Gurvitch est un proudhonien convaincu44 : il le considère comme
« le Descartes ou le Pascal des sciences sociales45 ». Il s'appuie sur sa « méthode
dialectique antithétique qui répudie les synthèses46 », ce qui implique de trouver
des voies intermédiaires et de refuser la bipolarisation de la pensée. Gurvitch y
fonde sa critique de l'individualisme juridique. À partir de ce modèle méthodologique,
la démocratie industrielle de Proudhon influence fortement la pensée de
Gurvitch, ce qui implique la reconnaissance de droits des groupes économiques,
culturels, des associations fédératives.
L'influence de la critique de l'individualisme proudhonienne est particulièrement
forte concernant le droit de propriété : le droit de propriété n'est plus uniquement
un droit de l'individu, la propriété est aussi sociale. Gurvitch, pour qui repenser le
droit de propriété est « certainement le but essentiel de toute véritable Déclaration
des droits sociaux47 », estime la propriété sociale comme devant toujours servir
l'intérêt général. Ainsi, le droit est « détenu[e] à la fois par les ensembles, les
groupes et les individus48 ». Dans sa Déclaration, la propriété acquiert un caractère
fédératif - les groupes et les individus sont considérés comme co-propriétaires - ce
qui implique qu'il n'est plus inviolable et sacré mais virtuel, restreint et limité. La
Déclaration de Gurvitch a pour objectif d'établir des mécanismes de protection de
la propriété sociale, principalement lorsqu'elle concoure aux moyens de production,
et ceci tant de l'État que du capitalisme organisé. La propriété des moyens
de production doit dépendre des décisions collectives prises dans les groupes et
trouve une position médiane en reconnaissant concomitamment la possibilité
d'une propriété individuelle et d'une propriété publique49.
44. Gurvitch s'est consacré à l'étude de la pensée de Proudhon dès les années 1920. En 1927, il lui
consacre un article en russe : « Proudhon i sovremennost' », Sovremennva Zapiski, 30, 1927, p. 344-379
[notre trad. : « Proudhon et la modernité », Annales contemporaines.] Et un article en allemand la même
année : Georges Gurvitch, « Proudhon und die Gegenwart », Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie,
21, 1927, p. 537-562 [notre trad. : « Proudhon aujourd'hui », Archives pour le droit et la philosophie
politique]. En 1931, il propose un commentaire de ses œuvres : Id., « Oeuvres Complètes de Proudhon
- Nouvelle Edition Publiée avec des Notes et des Commentaires. 1930. Paris, Rivière », APD, 1, 1931,
p. 241-242. Puis, un ouvrage publié en 1965 : Id., Proudhon, Paris : Presses universitaires de France,
1965.
45. Georges Balandier, « Georges Gurvitch 1894-1965 », Cahiers internationaux de la sociologie, 40,
1966, p. 5, numérisé dans la collection « Les classiques des sciences sociales » (Bibliohèque Paul-Émile
de l'Université du Québec à Chicoutimi).
46. Georges Gurvitch, Proudhon, Paris : Presses universitaires de France, 1965, p. 15. Réédité en
version électronique par FeniXX.
47. Georges Gurvitch, La Déclaration des droits sociaux, op. cit., p. 160.
48. Ibid., p. 102, art. XLIV.
49. Gurvitch reconnaît l'existence d'une propriété collective publique, si elle appartient à l'État,
aux collectivités territoriales ou aux services publics. Il reconnaît aussi la possibilité d'un droit de
propriété individuel, droit demeurant reconnu et protégé, tout comme l'héritage de ces propriétés.
La propriété individuelle est particulièrement encouragée concernant les terrains agricoles exploités
par leur propriétaire. Elle est aussi protégée et exemptée d'imposition. Cependant, dans le secteur
économique, le droit de propriété des moyens de production est limité dans la mesure où il n'est pas
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