Revue - Droit et société n°116-2024 - 43

La mixité choisie
féministe de la non-mixité, en continuité avec le mouvement pour les droits civiques
aux États-Unis, que l'on retrouve dans le mode d'organisation « non-mixte » des
mouvements féministes aujourd'hui, et qu'il importe donc d'analyser pour comprendre
pleinement les enjeux actuels de ce mode d'organisation. Cette conception
de la non-mixité a été théorisée par des militantes féministes de l'époque, qui étaient
aussi des chercheuses, comme la sociologue Christine Delphy. Ces théoriciennes
ont développé une approche féministe matérialiste, visant à inscrire les luttes pour
les droits des femmes dans un cadre critique et matérialiste hérité du marxisme,
donc à penser les femmes comme une classe opprimée du fait de ses conditions
matérielles de vie dans un système social, politique et économique patriarcal20.
Comme nous le verrons, ce cadre théorique a été mis en tension dans le champ
des études féministes et des études de genre, notamment par le développement
des approches queer21, antiracistes et décoloniales22, qui ont critiqué la conception
trop homogène et univoque de la catégorie sociale de « femme » dans les
approches dites de la « deuxième vague23 ». Les théories dites de la « troisième
vague » ont ainsi remis en cause l'unité du sujet politique du féminisme et souligné
les rapports de domination qui pouvaient exister entre les femmes, notamment
en fonction de la classe, de la race24, du genre et de la sexualité25. Notre article
s'inscrit dans ce champ de recherche, qui articule de façon particulièrement étroite
les perspectives théoriques et militantes26, non pas au sens où nous subordonnons
20. L'approche féministe matérialiste a été initialement développée en France par des chercheuses
comme Colette Guillaumin, Christine Delphy, Nicole-Claude Mathieu, Monique Wittig et Paola Tabet.
Voir par exemple : Christine Delphy, L'Ennemi principal. Tome I : Économie politique du patriarcat,
Paris : Syllepse, 2009 et L'Ennemi principal. Tome II : Penser le genre, Paris : Syllepse, 2001 ; Colette
Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir : l'idée de nature, Paris : Côté-femmes, 1992.
21. Notamment par Judith Butler (Trouble dans le genre, traduit de l'anglais par Cynthia Kraus, Paris :
La Découverte, [1990] 2005) et Teresa de Lauretis (Théorie queer et cultures populaires : de Foucault
à Cronenberg, traduit de l'anglais par Sam Bourcier, Paris : La Dispute, 2007).
22. Notamment dans le champ du Black feminism, qui développe une position féministe depuis la double
expérience du sexisme et du racisme des femmes noires aux Etats-Unis : bell hooks, Patricia Hill Collins,
Angela Davis, etc.
23. Sur le sens et la pertinence de la notion de vague pour analyser les ruptures et les continuités au
sein des mouvements féministes, nous renvoyons à Bibia Pavard, « Faire naitre et mourir les vagues :
comment s'écrit l'histoire des féminismes », Itinéraires, 29 (2), 2017. DOI : 10.4000/itineraires.3787.
24. Nous utilisons le terme de « race » dans une perspective critique et constructiviste, c'est-à-dire
non pas pour reconduire l'idée que les races existeraient en soi ou biologiquement, mais pour analyser
la manière dont la race est construite par le racisme et ses processus de racisation des personnes. Voir
Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris : Presses universitaires
de France, 2009.
25. C'est ce que développent notamment les théories de l'intersectionnalité, qui montrent comment
s'articulent les rapports de pouvoir sexiste, raciste et classiste : Kimberle Crenshaw, « Mapping the
Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review,
43 (6), 1991, p. 1241-1299. Trad. fr. : « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique
de l'identité et violences contre les femmes de couleur », traduit de l'anglais par Oristelle Bonis, Cahiers
du genre, 39 (2), 2005, p. 51-82. DOI : 10.3917/cdge.039.0051.
26. Cette articulation a été analysée par les épistémologies féministes du point de vue : Sandra Harding
(dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader: Intellectual and Political Controversies, New York :
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