Revue - Droit et société n°116-2024 - 47

La mixité choisie
elle s'impose progressivement comme une norme après une période d'acclimatation
et d'apprentissage et au gré des expériences militantes37. »
C'est de ce temps d'acclimatation dont témoignent les militantes dans Le
Torchon brûle. Au début des années 1970, l'idée d'une lutte par et pour les femmes
s'est incarnée dans la création de « groupes de parole », aussi appelés « groupes
de prise de conscience » non-mixtes. L'objectif de ces groupes était de réunir les
femmes pour les sortir de l'isolement imposé par le patriarcat et leur permettre
d'échanger sur leur vécu afin de politiser leur expérience. Leurs récits individuels,
en se faisant écho, étaient censés contribuer à faire prendre conscience aux femmes
de leur condition partagée, de leur existence en tant que classe.
II. La non-mixité : un outil de politisation plus qu'un mode
d'organisation ?
Dans le numéro 5 du Torchon Brûle, un texte consacré aux groupes de parole propose
un retour réflexif sur les premiers groupes qui ont tenté de mettre en pratique
« l'expérience des Américaines » des groupes de prise de conscience non-mixtes.
Les groupes de prise de conscience [...] ont pour but de développer les liens entre les femmes,
de voir que les problèmes de toutes les femmes sont nos problèmes ; les problèmes des femmes
mariées par exemple pour les homosexuelles. On apprend à écouter les femmes, à leur parler,
à formuler mieux ce qu'on arrivait pas à formuler. On s'aperçoit ainsi qu'on arrive mieux à
écouter les femmes qui n'ont pas la même expérience que nous. [...]
Dans les premiers groupes on s'aperçoit qu'il s'agit de s'accepter toutes avec nos différences : on
a parlé des préjugés qu'on avait les unes envers les autres. C'est important de se dire pourquoi
on ne s'était jamais remarquées auparavant, pourquoi on n'a pas d'affinité.38
Contrairement à l'idée qu'il suffirait que les femmes se rencontrent en non-mixité
et parlent de leur vécu pour prendre conscience de leur condition sociale, on voit
dans ce texte que les groupes de parole ont mis en évidence des différences, voire
des hiérarchies et des rapports de pouvoir entre femmes. En affirmant par exemple
que « les problèmes de toutes les femmes sont nos problèmes ; les problèmes des
femmes mariées par exemple pour les homosexuelles », le texte fait référence aux
critiques adressées par les lesbiennes aux féministes hétérosexuelles de ne lutter
que sur leurs problématiques, comme le mariage, la contraception ou l'avortement.
Il renvoie ainsi à la remise en cause, par les féministes lesbiennes de cette époque,
de l'unité voire de la pertinence de la catégorie « femmes » comme sujet politique du
féminisme39. Alors qu'on attribue souvent la remise en question de l'homogénéité
du groupe politique « femmes » à la « troisième vague » du mouvement féministe,
37. Alban Jacquemart et Camille Masclet, « Mixités et non-mixités dans les mouvements féministes
des années 1968 en France », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 46, 2017, p. 222. DOI : 10.4000/clio.13784.
38. Le Torchon brûle, 5, Paris, 1972.
39. Voir par exemple les travaux de Monique Wittig et sa célèbre analyse des raisons pour lesquelles
« les lesbiennes ne sont pas des femmes » dans sa conférence de 1978 sur « La pensée straight » (publiée
dans Monique Wittig, La Pensée straight, traduit de l'anglais par Sam Bourcier, Paris : Amsterdam,
2007).
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