Revue - Droit et société n°116-2024 - 48

Mona Gérardin-Laverge
ces textes montrent que si les discours militants de la « deuxième vague » mobilisaient
bien la catégorie « femmes » comme sujet de la lutte féministe, l'existence
et l'homogénéité de cette catégorie n'allaient pas de soi. Si cet extrait du Torchon
brûle mobilise la catégorie de « femme » comme catégorie politique et pose que
les femmes vivent toutes une oppression commune (le patriarcat), il affirme que
cette oppression ne prend pas la même forme pour chacune et que toutes n'en
font pas la même expérience. L'idée n'est pas que toutes les femmes auraient le
même vécu, structuré de façon identique par l'oppression, mais que cette dernière
structure le vécu de toutes les femmes, de diverses façons, de sorte qu'échanger
sur leur vécu permet à ces dernières de prendre conscience du caractère structurel
de l'oppression. L'idée d'une lutte commune des femmes est donc le résultat d'un
travail collectif et d'un effort individuel pour faire siens les problèmes des autres.
Il ne s'agit pas de supposer un vécu commun, mais de construire un collectif et
des solidarités qui prennent en compte les différences entre femmes.
Dans cette perspective, la fonction des groupes n'est pas seulement de libérer
la parole, mais d'apprendre à parler ensemble et à s'écouter.
Il faudrait pouvoir arriver dans le groupe et se sentir libres de dire que le problème qui nous
a poursuivies toute la semaine c'est celui de l'action politique qu'on peut ou non mener pour
le Viêtnam, ou celui que nous pose une tactique actuelle du MLF. [...]
J'ai l'impression d'avoir appris à écouter, à parler simplement, à repérer concrètement et à
me sentir en lutte contre ce qui n'était que des MOTS « l'oppression économique, la misère
sexuelle, l'aliénation dans le travail, l'intériorisation des valeurs bourgeoises... ».
Le groupe de parole est un lieu de politisation exceptionnelle et je tiens à le crier à celles qui
séparent encore le personnel du politique, le travail sur soi et le travail sur les autres. [...]
Je ne veux pas tenir un discours verbeux sur l'oppression des « autres » mais vraiment sentir
à partir de moi-même et avoir des relations avec les gens, une action, authentiques. [...].40
Dans cet extrait, on voit que les groupes non-mixtes contestent la séparation
du personnel et du politique en deux sens : d'une part, au sens bien connu où « le
privé est politique », c'est-à-dire où les questions d'ordre intime ou domestique,
qui relèvent de la sphère dite privée, sont aussi constitutivement politiques que
la sphère dite publique. Mais aussi dans un sens moins évident, selon lequel le
politique peut être vécu de façon personnelle, préoccuper intimement, même s'il
s'agit d'un problème politique global (par exemple « l'action politique qu'on peut
mener pour le Viêtnam »). Le groupe de parole n'a donc pas pour but de produire
n'importe quelle prise de parole, comme si la parole était a priori émancipatrice,
mais de rendre possible une parole politique et politisante, qui témoigne de la
manière dont l'oppression et la lutte féministe sont personnellement vécues. Les
groupes non-mixtes ont moins pour objectif de libérer une parole réprimée que
de produire une parole inédite, enracinée dans le vécu, politisée et politisante.
Les textes de l'époque témoignent de la difficulté à créer de tels espaces. Dans le
numéro 2 du Torchon Brûle, une participante dénonce les groupes qui, en poliçant
la parole, en restent à une analyse abstraite de l'oppression :
40. Le Torchon brûle, 4, Paris (entre 1970 et 1973).
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