Revue - Droit et société n°116-2024 - 51

La mixité choisie
que la catégorie de « femmes » est aujourd'hui « instable51 ». Cette instabilité effraie,
nous dit Butler, parce qu'on craint qu'elle fragilise le discours et la politique féministes
: si l'on met en doute l'existence des « femmes », pour qui le féminisme va-t-il
se battre et qui va-t-il représenter ? Pour répondre, Butler remet en question à la
fois l'idée que l'identité est le fondement nécessaire de la politique et l'idée que
la politique fonctionnerait sur le mode de la représentation, ayant pour fonction
de représenter les intérêts d'un groupe préexistant.
Je n'ai rien contre le fait de considérer les femmes comme un groupe, et je pense que, pour
des raisons politiques, il vaut mieux partir du principe qu'elles forment un groupe. Seulement,
dès que l'on commence à proposer une définition de ce que sont les femmes, on se retrouve
inscrit dans une controverse. [...] Cela veut dire que l'on ne peut pas considérer l'identité
du groupe « femmes » comme point de départ, mais seulement et toujours comme « lieu de
controverse ». [...] Contester le fait que les femmes soient une catégorie unique n'implique
pas de contester le féminisme ni le militantisme féministe. Tout ce que cela veut dire, c'est
qu'il faut être plus attentives, prendre le temps de se demander qui sont les femmes, ce que
nous voulons dire par femmes, qui sont les femmes auxquelles nous pensons lorsque nous
définissons le féminisme, quelles sont les femmes dont on entend les voix à l'heure actuelle52.
Ainsi, Butler n'exclut pas de faire un usage ponctuel et stratégique des catégories
identitaires, mais à deux conditions : contre une homogénéisation abusive, il
faut voir en contexte quel sens local et ponctuel prennent ces identités. Contre les
risques d'exclusion, il faut garder les identités ouvertes à la contestation, à l'introduction
de nouvelles questions et de nouvelles perspectives. Parallèlement, Butler
invite à privilégier d'autres dynamiques de lutte collective, comme la construction
d'une coalition autour d'un problème plutôt que la recherche d'une base identitaire
préalable. Étymologiquement, le terme de « coalition » renvoie au fait de grandir
ensemble, de s'unir en croissant. Dans ses usages diplomatiques, la coalition
n'est pas fondée sur l'identité des participant·es, mais elle est conjoncturelle et
contingente, liée par exemple à l'existence d'un ennemi commun ou d'intérêts
convergents à un moment donné. Reprenant ce terme, Butler développe l'idée
d'une « politique de coalition » dont « on ne peut pas imaginer à l'avance quelle
sera la forme exacte53 », qui ne se fonde pas sur une supposition d'unité et ne se
la donne pas pour but54, mais qui permet de comprendre comment des sujets
politiques collectifs se constituent dans et par la lutte.
L'une des réussites de la théorie queer a été de s'opposer à cette politique des identités très stricte et de
dire qu'aucun de nous n'est décrit de façon complète, adéquate, par aucun de ces termes d'identité. De
plus, elle a établi la possibilité de combattre l'homophobie, la subordination des femmes, le racisme et la
subordination de classe autrement que sur une base identitaire. Elle permet à un individu de se joindre à
une alliance sur la base de ses convictions, de ses pratiques et de ses engagements. Personne ne lui demande
51. Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 267.
52. Judith Butler, propos recueillis par Irène Jami, « Considérer le problème plus que l'identité », in
Revue Mouvements (dir.), Pensées critiques. Dix itinéraires de la revue Mouvements (1998-2008), Paris :
La Découverte, 2009, p. 125. DOI : 10.3917/dec.mouve.2009.01.0117.
53. Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 81.
54. Ibid., p. 82.
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