Revue - Droit et société n°117-2024 - 110

Marie Alauzen
à un niveau avancé de spécialisation des tâches bureaucratiques et de coordination,
il faut se figurer « un flux continu de modifications [...] et des centaines de
personnes qui sont chargées de mettre à jour [les spécifications fonctionnelles] en
permanence43 », suivant une méthode d'analyse des prestations, élaborée en 1994,
en parallèle du programme.
Les spécifications fonctionnelles désignent un document technique visant à
expliciter ce que devra faire le programme informatique44. Leur écriture suppose
donc, d'abord, une sélection des parties de la documentation relative aux paramètres
et aux variables du calcul des aides au logement, qui est ensuite réagencée et réécrite
dans un langage plus ou moins formalisé à destination des programmeurs,
mais surtout bien plus précis. Voilà avec la sélection et la spécification les deux
opérations de traduction suivant la déclinaison du droit du logement dans les
coulisses de l'opérateur. Depuis les années 1950, les travaux d'informatique juridique
se sont beaucoup inquiétés de ce qu'il adviendrait des concepts indéterminés
du droit (ceux nécessitant une appréciation du contexte comme le caractère
raisonnable, la bonne foi, le comportement de bon père de famille, etc.), mais des
domaines du droit comme celui des aides personnelles au logement ne présentent
pas de tels concepts. L'enjeu des spécifications de l'écriture des spécifications est
ailleurs. Certaines expressions qui appartiennent au langage juridique courant,
comme « sous un délai de trois mois », sont, du point de vue du programme qui
appliquera le délai en question en calculant des droits, imprécises dans la mesure
où la machine doit se voir spécifier si les trois mois comprennent des unités de
31, 30, 29, ou 28 jours. De même, des expressions de seuil de revenus ou d'âge
doivent être traduites sous une forme bien plus précise, afin que le programme
sache si les personnes qui ont un revenu exact de 10 000 euros sont incluses ou
exclues dans le dispositif. Comme Laurence Diver l'a montré, il y a une irréductible
rigidité des programmes informatiques et cette rigidité-là doit être absorbée par
l'écriture des spécifications fonctionnelles45.
Une fois les spécifications fonctionnelles prêtes, il faut imaginer qu'environ
200 informaticiens statuaires et prestataires de la société Oracle se divisent la
programmation de Cristal et codent, dans plusieurs langages (COBOL, Java et
Oracle Policy Automation), les modifications issues de la réécriture du droit initiée
à la DHUP. La programmation informatique est donc la quatrième opération
de traduction. Comme pour le droit, la documentation et les spécifications fonctionnelles
en particulier, il s'agit là d'un processus continu d'écriture, requérant
une certaine habileté. Même s'il est sur ce point difficile d'isoler les seules aides
au logement, la direction des systèmes d'information de la Cnaf, dénombre pour
les vingt-cinq prestations sociales « six événements modificateurs majeurs par
43. Ibid.
44. Denis Merigoux, « The Specification Problem of Legal Expert Systems », Summer workshop Cohubicol.
Prépublication : .
45. Laurence E. Diver, « Interpreting the Rule(s) of Code: Performance, Performativity, and Production
», MIT Computational Law Report, 3 (2), 2021.
306 ■ Droit et Société 117/2024

Revue - Droit et société n°117-2024

Table des matières de la publication Revue - Droit et société n°117-2024