Revue - Droit et société n°117-2024 - 14

Manon Beaucourt
sécuritaires25. Contrairement aux approches fonctionnalistes ou déterministes,
cette posture de recherche implique ainsi de ne pas présager a priori de la fonction
d'une technologie donnée, de son efficacité et de ses potentielles conséquences
sociales et politiques26.
Tout en s'inscrivant dans cette lignée théorique, cet article propose de déplacer
quelque peu la focale d'analyse vers les normes qui définissent les modalités
d'utilisation de ces appareils. Nous nous intéresserons plus particulièrement ici au
processus d'élaboration progressif des réglementations qui encadrent actuellement
l'usage des scanners corporels dans les aéroports français et européens. Dans leur
travail sur les tests VIH mêlant sociologie des politiques publiques et sociologie
des sciences et techniques, Renaud Crespin et Pierre Lascoumes montrent bien
que les objets poursuivent parfois une « carrière » éloignée des intentions initiales
de leurs concepteurs. Ils rappellent cependant le rôle central des ensembles
normatifs conventionnels et réglementaires dans la stabilisation provisoire des
usages et des finalités attribués à certains instruments dans un contexte donné. En
entrant dans l'arène politique et réglementaire, les objets élargissent en outre le
champ des acteurs avec lesquels ils interagissent. Comme ces deux auteurs, nous
considérons que les règles d'usages participent en ce sens à la « codéfinition des
identités de l'objet »27. Dans cet article, l'attention sera ainsi dirigée vers le travail
normatif déployé par différentes catégories d'acteurs (professionnels de la sûreté,
législateur français et européen, équipementiers) sur les scanners corporels et sur
la place de ces instruments dans le dispositif28 de sûreté aéroportuaire. Il s'agira
ainsi d'articuler ces attentes normatives aux évolutions réglementaires et à la
concrétisation matérielle de ces attentes dans des normes d'usages spécifiques.
Cette approche nous autorise à intégrer dans l'analyse le rôle des acteurs qui
utilisent quotidiennement ces technologies, dimension encore largement ignorée
ou peu prise en compte dans les recherches sur les nouvelles technologies de
sécurité29. L'attention portée sur la construction des normes d'utilisation permet
ainsi d'étudier le travail de légitimation / délégitimation du regard et du toucher
surveillant sur les corps des passagers.
25. Florent Castagnino, « Critique des surveillances studies. Éléments pour une sociologie de la
surveillance », Déviance et Société, 42 (1), 2018, p. 9-40. DOI : 10.3917/ds.421.0009.
26. Inga Kroener et Daniel Neyland, « New Technologies, Security and Surveillance », in Kirstie Ball,
Kevin D. Haggerty et David Lyon (dir.), The Routledge Handbook of Surveillance Studies, Londres :
Routledge, Taylor & Francis, 2012, p. 141-148.
27. Renaud Crespin et Pierre Lascoumes, « Régulation de la carrière d'un instrument de santé. Les
parcours de l'usage du test du VIH dans l'emploi en France et aux États-Unis », Sociologie du travail,
42 (1), 2000, p. 133-157. DOI : 10.4000/sdt.36626.
28. Nous nous référons ici à la définition du concept de dispositif proposée par Nicolas Dodier et
Janine Barbot : « D'une manière générale, un dispositif peut se concevoir comme un enchaînement
préparé de séquences, destiné à qualifier ou transformer des états de chose par l'intermédiaire d'un
agencement d'éléments matériels et langagiers », in « La force des dispositifs », Annales. Histoire,
Sciences Sociales, 71 (2), 2016, p. 431.
29. Gavin J.D. Smith, « Surveillance Work(ers) », in Kirstie Ball, Kevin D. Haggerty et David Lyon
(dir.), The Routledge Handbook of Surveillance Studies, op. cit., p. 141-148.
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