Revue - Droit et société n°117-2024 - 173

L'alezan et l'huître
pensée « primitive » où régnait la vengeance, admise dans la culture comanche,
strictement encadrée dans la coutume cheyenne où le bannissement primait sur
la peine de mort, à l'instar de l'Islande médiévale ; comme la symbolique solaire
encore, exprimée par des danses dans la société cheyenne, par une multitudes de
rituels dans la société islandaise, etc., etc.48
Toutefois, la prudence reste de mise dans cette démarche incongrue : nos huîtres,
c'est-à-dire la Grágás et plus encore toutes les sagas et les eddas, n'ont été couchées
sur le vélin qu'à compter, au mieux, du xiie siècle et pour la majeure partie d'entre
elles aux xiiie et xive siècles. Elles ont donc subi les influences philosophiques du
platonisme augustinien, les influences théologiques de la pensée victorinne, les
influences juridiques du décret de Gratien et du Corpus iuris civilis via Hugues
de Saint-Victor ou Étienne de Tournai dont les échos dans la Scandinavie médiévale
sont manifestes49. Bref, tout ce qu'ont défendu les promoteurs de la Buchprosa50.
De sorte que les témoignages des temps immémoriaux pieusement restitués par
les sources scandinaves portent le cartouche des révolutions mentales de l'époque
de leur rédaction. En d'autres termes, on ne peut qu'avec grande prudence y
rechercher les empreintes du droit primitif et en aucun cas les admettre comme
le sanctuaire inviolé des traditions anciennes.
Revenons alors à notre alezan ou plutôt à nos Cheyennes. L'attitude intellectuelle
et la méthode adoptées par Llewellyn et Hoebel s'assimile parfaitement à
celles de nos découvreurs modernes de la Scandinavie. Leur enquête, effectuée
entre 1935 et 1936, prétend recueillir une tradition qui, au mieux, remonte aux
premières décennies du xixe siècle et court jusqu'aux années 188051. Et ils font part
du même émerveillement devant « la beauté juristique » révélée par la mémoire
cheyenne que les auteurs européens ont pu nourrir pour les sagas islandaises.
Recueillant une tradition mémorielle jusque-là transmise par oral, nos deux auteurs
évincent un peu rapidement le problème de la dénaturation des témoignages par
torsion ou par coloration délibérée de l'interprétation au motif « qu'elle n'a pu
être que légère52 » ; au motif aussi que les tentatives d'idéalisation du passé sont
négligeables53. Peut-être conscients d'être pris en défaut de sacrifier à une sorte
48. Cette démarche est celle adoptée par Mircea Eliade notamment (par exemple : Le sacré et le
profane, Paris : Gallimard, 1965).
49. Jørn Ø. Sunde, « The Virtues Building Jerusalem: The Four Daughters of God and Their Long
Journey to Norwegian Law in the Thirteenth Century », in Kristin B. Aavitsland et Line M. Bonde
(eds.), Tracing the Jerusalem Code, Volume 1: The Holy City Christian Cultures in Medieval Scandinavia
(ca. 1100-1536), Berlin : De Gruyter, 2021, p. 501-519.
50. Gísli Sigurðsson, « Methodologies for the Study of the Oral in Medieval Iceland », in Hildegarde
L. C. Tristram (ed.), Medieval Insular Literature Between the Oral and the Written II: Continuity and
Transmission, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1997, p. 178-179.
51. Karl N. Llewellyn et E. Adamson Hoebel, La Voie Cheyenne, op. cit., p. 35.
52. Ibid., p. 38.
53. Ibid., p. 41.
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