Revue - Droit et société n°117-2024 - 176

Gilduin Davy
à cette dépendance nouvelle que le droit cheyenne a tenté tant bien que mal une
voie d'adaptation. C'est là tout un phénomène d'acculturation involontaire que nos
auteurs paraissent avoir à tout le moins mésestimé. Mais peut-être sont-ils tributaires
sur ce point de leurs sources livresques, notamment de George Bird Grinnel,
qu'ils évoquent dès la Préface de l'ouvrage et à bien des reprises ensuite, et qui
ne portait guère d'intérêt aux questions juridiques69... Peut-être aussi parce que
son The Indians Cheyennes, qui décrit une société indienne confrontée aux guerres
gouvernementales, n'est que la photographie d'une tradition déjà transformée à
compter des années 1874-187570. Or, Llewellyn et Hoebel reconnaissent la dette
qu'ils ont contractée à son égard en évoquant la « terra incognita ethnologique »
(ethnologically terra incognita) qu'était jusqu'alors la société cheyenne71. Constat
d'autant plus surprenant que cet écueil est évité par le même Hoebel dans sa collaboration
avec l'historien Ernest Wallace sur les Comanches72.
Alors, primitive La Voie cheyenne ? Relisons ce que près d'un siècle et demi
avant Llewellyn et Hoebel, Chateaubriand écrivait des Natchez du Mississipi en
incriminant la corruption provoquée par les Européens : « On a troublé cette nation
dans ses fêtes, on l'a blessée dans ses mœurs, contrariée dans ses habitudes73 ». De
sorte que l'on peut s'interroger sur l'ultime phrase traduite par Assier-Andrieu :
« C'est à ses dernières heures que La Voie Cheyenne est partie pour la gloire », épilogue
digne d'une épopée et l'on imagine l'alezan galopant vers le couchant... Au
même titre que les sagas scandinaves (sorte de miracle culturel selon Régis Boyer)
restent à bien des égards le reflet de l'époque de leur mise par écrit tardive, et
plus encore de leurs projections identitaires à compter du xviie siècle, la culture
primitive juridique cheyenne, celle d'avant les grands bouleversements de la fin
du xviiie siècle, demeure encore un mystère au terme de notre relecture.
Que ces quelques remarques n'invalident pas la portée capitale de l'ouvrage.
Son apport reste à n'en pas douter immense à la théorie du droit et à l'anthropologie,
et peut-être la méthode de ses auteurs est-elle à mettre sur le compte de
l'anhistoricisme ou de l'anachronisme cher aux théoriciens74. Il offre le pendant au
69. George Grinnel, Blackfoot Lodge Tales. The Story of a Prairie People (1892). Alors que le travail de
Fred Eggan sur le vocabulaire du pouvoir (« The Cheyenne and Arapaho Kinship System », in Id. (ed.),
Social Anthropology of North American Tribes, Chicago : University of Chicago Press, 1937, p. 33-95)
n'est évoqué que lapidairement dans une note à la suite de Grinnel (Karl N. Llewellyn et E. Adamson
Hoebel, The Cheyenne Way, op. cit., p. 169 note 2).
70. Karl N. Llewellyn et E. Adamson Hoebel, The Cheyenne Way, op. cit., p. VII notamment.
71. Ibid., p. VII-VIII. Notons que Hoebel s'appuiera de nouveau sur Grinnel pour la composition de
son The Cheyennes: Indians of the Great Plains - Case Studies in Cultural Anthropology (New York : Holt,
Rinehart and Winston, 1960).
72. Ernest Wallace et E. Adamson Hoebel, The Comanches, lords of the South plains, Norman : University
of Oklahoma Press, 1952.
73. Luciano Pellegrini, « Conventions primitives. Rites, structures et style dans Les Natchez de
Chateaubriand », Littératures, 79, 2018, p. 99. DOI : 10.4000/litteratures.2595.
74. Sur l'actualité de Cheyenne Way à l'horizon des années 2000 : Lawrence H. Hart, « Cheyenne Way
of Peace and Justice: The Post Lewis and Clark Period to Oklahoma Statehood », American Indian Law
Review, 28 (1), 2003-2004, p. 261-267 et 264-265. DOI : 10.2307/20171722.
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