Revue - Droit et société n°117-2024 - 214

Claude Proeschel
III. Quelques questionnements communs
La lecture croisée de ces deux ouvrages, dans la diversité de leurs approches, nourrit
la réflexion sur de nombreux questionnement communs relatifs aux sociétés démocratiques
en contexte de pluralité. Nous voudrions ici en esquisser quelques-uns.
Le premier concerne la problématique de la négociation et/ou compromis. Ce
mode régulatoire, celui de la « composition » ou de l'acceptation tolérante mentionnées
plus haut, semble en effet une voie de gestion, casuistique ou générale,
dont l'efficacité, fondée sur un pragmatisme au service de l'égalité et de la dignité,
demanderait aussi à être mise en balance avec son caractère parfois « juridiquement
fragile » et donc soumis à des aléas conjoncturels ou politiques.
Un second questionnement pourrait s'exprimer ainsi : jusqu'où protéger le
pluralisme ? Il porte en particulier sur la dimension collective de l'expression
des convictions, évoquée par les deux auteurs, qui vient parfois se heurter aux
lois civiles et/ou aux valeurs sous-tendant celles-ci. L'on pourrait évoquer ici en
termes juridiques la problématique des « entreprises de tendance », c'est-à-dire,
en termes plus philosophiques, des « intérêts de compétence et de congruence
des groupes convictionnels » posés par Cécile Laborde, qu'elle définit ainsi : « les
groupes possèdent un " intérêt de cohérence " , c'est-à-dire un intérêt de congruence
entre leur message, leur public et leur personnel. [...] les groupes possèdent un
" intérêt de compétence " . Comme les Universités, les groupes religieux ont leurs
propres critères d'excellence pour ce qui relève de leur direction. Seule l'Église
peut dire qui est un bon prêtre, de la même manière que seuls les universitaires
peuvent dire qui est un bon professeur.25 »
Ces accommodements, qui permettent ainsi à une école religieuse de déroger
aux lois anti-discriminations en matière d'embauche, ont bien pour objectif de
permettre l'expression sociale du pluralisme. Ils posent, de manière aigüe, les
problématiques de séparation et de neutralité, sous l'angle de la souveraineté ou
de la compétence. Dans cette configuration, en effet, qui a la compétence à dire
ce qui est religieux, ce qui ne l'est pas, ce sur quoi l'autorité civile peut exiger une
conformation, ce sur quoi une demande d'accommodement est légitime ? Et selon
quels critères cette autorité civile peut-elle arbitrer de manière neutre ? Plusieurs
éléments peuvent être ici apportés à la réflexion.
Certes, il est aisé de comprendre qu'au sein d'un État laïque, les juridictions
ne peuvent qualifier une conviction de religieuse ou de sectaire et en tirer des
conséquences juridiques.
Mais l'affaire est plus complexe quand des autorités civiles prescrivent la façon
dont un rite religieux doit être accompli, et pourrait l'être conformément aux
préceptes de la religion concernée, comme l'ont montré les différentes étapes de
l'interdiction de l'abattage rituel dans certains régions belges (cf. ci-dessus) Et dans
le cas du get analysé par A. von Busekist, on perçoit la difficulté du législateur ou
du juge à ne pas se prononcer sur la vérité d'une question religieuse.
25. Cécile Laborde, François Boucher et Ophélie Desmons, « Conversation avec Cécile Laborde »,
ThéoRèmes, 15, 2019. DOI : 10.4000/theoremes.3467.
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