Revue - Droit et société n°117-2024 - 63

Produire et faire circuler les preuves de la déforestation
Si les travailleurs de la preuve montrent, de part et d'autre de l'Atlantique, un
certain enthousiasme « positiviste28 », ils n'en restent pas moins conscients des
limites inhérentes au travail sur les données. Si solides soient-elles, les preuves
que ce travail permet d'assembler restent « des preuves de bureau » (Anouchka),
compilées à plusieurs milliers de kilomètres des lieux concernés ; en ce sens,
elles ne peuvent à elles seules lever toutes les ambiguïtés de la distance. Plusieurs
des analystes brésiliens rencontrés ont, dans le cadre du procès Casino ou dans
d'autres circonstances, eu l'occasion de collaborer avec des journalistes d'investigation.
Roberto rapporte « qu'en se rendant sur le terrain depuis Rio ou São Paulo,
les journalistes peuvent confirmer ou infirmer des hypothèses qu'on ne pouvait
pas trancher de derrière les écrans, ou attirer notre attention sur des fermes
suspectes, qu'on n'avait pas identifiées a priori. » Les liens avec les leaders des
communautés vivant sur les territoires autochtones permettent également de
nourrir cette dialectique entre distance et proximité, qui joue un rôle essentiel
dans le processus de factualisation29. Parce que ces leaders sont présents sur
place et connaissent en détail l'historique des conflits fonciers, ils peuvent en
effet fournir des éléments empiriques (témoignages, photos) qui corroborent les
analyses géospatiales et leur donnent plus de relief. Roberto observe que là où il
s'efforce, dans ses rapports, « de produire des analyses aussi objectives et neutres
que possibles », les journalistes et les ONG avec lesquels il collabore, « ont besoin
de créer un narratif, de raconter une histoire ». C'est à ce besoin qu'a répondu,
en janvier 2023, la coalition des ONG30 par la production d'un rapport complémentaire
qui a été remis à la justice française. Celui-ci documente le cas de trois
fermes illégalement localisées sur le territoire autochtone Uru-eu-wau-wau (État
du Rondônia). Les données de transit animal montrent qu'elles ont, selon toute
vraisemblance, été connectées aux chaînes d'approvisionnement de Casino. Dans
ce rapport, l'articulation d'éléments d'analyse des données (compilés à distance)
et d'observations de terrain (effectuées in situ) opère une mise en balance entre
objectivation formelle et construction narrative31.
Comment construire les preuves d'une déforestation liée à Casino ? Les analystes
qui scrutent les bases de données et les images satellitaires le répètent à
l'envi : les quelques illégalités qu'ils détectent ne sont qu'« une goutte d'eau dans
l'océan de la criminalité environnementale » qui sévit en Amazonie. L'enjeu, pour
eux, est donc de s'orienter au sein de masses de données proliférantes afin d'y
opérer des coups de filet. De ce point de vue, les fermes illégales identifiées en
2017.
28. Laurence Dumoulin, « L'expertise judiciaire dans la construction du jugement... », art. cité.
29. Julien Seroussi, « Si loin, si proche », art. cité.
30. CCCA, « Casino Case », 2023, , consulté le 15 décembre 2023.
31. Marion Vorms et David Lagnado, « Le raisonnement probatoire et la " mise en récit " des preuves :
présentation critique du story-model », Droit et Société, 110 (1), 2022, p. 87-105. DOI : 10.3917/
drs1.110.0087.
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