Revue - Droit et société n°117-2024 - 65

Produire et faire circuler les preuves de la déforestation
Brésil35. Roberto, qui travaille depuis Belém, dans l'état du Pará, souligne qu'il ne
décide pas « seul dans son coin » des critères qui orientent sa recherche des fermes
illégales. Ces critères « émergent [plutôt] de discussions préparatoires avec les
autres membres, et notamment les juristes ; eux nous disent ce dont ils ont besoin
ou nous expliquent les dispositions de la loi française [sur le devoir de vigilance],
et nous on leur dit ce qu'on est en mesure de faire, et on s'ajuste en continu ». Les
français - chargés de plaidoyer en ONG, professionnels du droit, etc. - se heurtent
peu à peu aux subtilités du cadre réglementaire brésilien et aux contraintes qu'il
fixe pour le travail de la preuve. En retour, les brésiliens - analystes de données,
journalistes - prennent acte des spécificités du procès Casino. Anouchka observe
par exemple que le temps du droit cadre les recherches des analystes : « ce qui
nous intéresse, ce sont les déboisements de la période 2018-2019, les années
durant lesquelles Casino était censé avoir pris des mesures de vigilance ». Plutôt
que de scruter les alertes sur la déforestation très récentes ou en cours (ce à quoi
ils sont habitués), les analystes brésiliens sont invités ici à se focaliser sur l'archive.
De façon plus générale, Vincent, professionnel du droit basé à Paris, rappelle
qu'un important travail de cadrage a été mené en amont pour « expliquer à nos
partenaires brésiliens les dispositions de la loi, et notre objectif : prouver que les
mesures prises par Casino ne sont " ni adaptées ni effectives " ». Conscients de ce
que le travail déployé par les membres de la coalition est tout entier tendu vers une
issue relativement incertaine (« convaincre un juge dont on ne peut [en l'absence
de jurisprudence] savoir comment il se positionnera »), juristes et avocats français
se font les herméneutes des « intentions du législateur ». Ils tentent d'en déduire
une ligne de conduite opérationnelle susceptible d'être traduite en un cahier des
charges pour les analystes brésiliens : les chaînes de traduction entre le juridique
et le sociotechnique sont parcourues en continu, dans les deux sens36. Organisées
à intervalles régulières, les réunions de coordination sur Zoom ont donc un rôle
décisif dans le tissage du global. Les salles virtuelles opèrent en effet comme des
interstices éphémères, où les uns et les autres apprennent à anticiper et à intégrer
les attentes et les contraintes de leurs partenaires situés à distance. La circulation
accélérée des références et des cadres cognitifs précipite une perception commune
des problèmes et fluidifie le travail collectif.
II. 2. Le travail de coordination
Outre l'importance de cette infrastructure numérique, il faut relever le rôle singulier
de l'ONG Center for Climate Crime Analysis (CCCA) pour coordonner le travail à
35. Karin Knorr Cetina et Urs Bruegger, « La technologie habitée. La forme de vie globale des
marchés financiers », Réseaux, 122 (6), 2003, p. 111-135.
36. Bruno Latour, « Le topofil de Boa Vista ou la référence scientifique - montage photo-philosophique
», Raisons Pratiques, 4, 1993, p. 187-216.
Droit et Société 117/2024 ■
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