Revue - Droit et société n°118-2024 - 16

Alix Heiniger
l'isolement attestés par les études sur la privation sensorielle. Dès les années 1960,
ce domaine de recherche de la psychiatrie connaît un développement important
en Amérique du Nord dans le contexte de la guerre froide. Au Canada et aux ÉtatsUnis,
des recherches, financées par des fonds de l'armée canadienne et de la CIA
(Central Intelligence Agency), ont montré que la privation sensorielle provoque des
effets physiologiques et psychologiques importants. Cependant, en 1971 et 1972,
deux enquêtes dévoilent que celle-ci a été utilisée comme technique d'interrogatoire
contre des militants de l'IRA (Irish Republican Army) placés en détention
administrative en août 197120. Cette affaire engendre un discrédit important pour
John Zubek, professeur de psychologie à l'Université Manitoba au Canada, accusé
de servir les objectifs militaires et répressifs des gouvernements américains et
canadiens, même si le scientifique a toujours nié avoir poursuivi ses recherches
dans cette perspective. Ce que les spécialistes appellent « privation sensorielle »
apparaît alors comme un outil très efficace dans l'arsenal des interrogatoires,
notamment dans le cas des militants irlandais21.
En Suisse, cette question apparaît en 1975 dans un article de la Revue pénale
suisse rédigé par un juriste et un psychiatre qui fondent leur étude sur l'observation
de 24 détenus en régime préventif, cellulaire et individuel pendant neuf mois.
Les conséquences physiologiques et psychologiques relevées par les deux auteurs
incluent la labilité des sentiments, les sautes d'humeur, les pensées moins rationnelles,
la diminution de la capacité à résoudre des problèmes intellectuels, les
troubles de l'attention, de la perception et les hallucinations visuelles comparables
à l'état provoqué par la prise de substances psychotropes. Les deux auteurs se
réfèrent pour ce faire aux travaux de Zubek, tout en expliquant qu'ils observent
les mêmes symptômes à des degrés différents dans des conditions plus proches
de la « privation perceptuelle » (perceptual deprivation), à savoir l'absence ou le
manque de stimuli, que de la privation totale de stimuli sensoriels22.
Dans la suite de son témoignage, et alors que sa détention se poursuit, émaillée
de plusieurs transferts, Petra Krause fait état des mêmes symptômes avec une
intensité croissante. Après quarante jours à la caserne de police de Zurich, elle est
transférée à la prison de Winterthur où elle reste vingt-deux jours. Elle tente alors
de s'imposer un programme journalier : elle fait une heure de gymnastique, se lave
deux fois, dessine et lit des livres dont elle rédige des résumés. Puis, sa situation
s'améliore un peu dans la prison du district de Zurich où elle va rester 17 mois, du
22 mai 1975 au 3 septembre 1976. Elle peut sortir en promenade sur le toit une
20. Il s'agit d'un rapport d'Amnesty International publié en 1972 et du rapport de minorité rédigé par
Lord Gerald Gardiner, membre du comité désigné à la fin de l'année 1971 pour examiner les procédures
d'interrogatoires des personnes suspectées d'être impliquées dans des actes terroristes. Ces enquêtes
se réfèrent explicitement à la privation sensorielle.
21. Mical Raz, « Alone Again: John Zubek and the Troubled History of Sensory Deprivation Research »,
Journal of the History of the Behavioral Sciences, 49 (4), 2013, p. 379-395. DOI : 10.1002/jhbs.21631.
22. Ralph Binswanger et Werner Brandenberger, « Zum Problem langdauernder Untersuchungshaft »
[Sur le problème de la detention provisoire de longue durée], Schweizerische Zeitschrift für Strafrecht.
Revue pénale suisse, 91, 1975, p. 406-420.
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