Revue - Droit et société n°118-2024 - 169

Transactions collusives autour d'un service public de l'eau
également, dans les pratiques et discours des acteurs étudiés, par leur dimension
compassionnelle qui fait de facto œuvre de justice et concours au rétablissement
du principe d'égalité des usagers devant le service public.
Le principe de collaboration inofficielle compassionnelle ou indulgente
Le concept d'indulgence est utilisé ici dans son sens généralement répandu,
renvoyant à une facilité à excuser, à pardonner, ou encore comme synonyme de
magnanimité, de bonté, de facilité ou de compréhension dont fait montre un agent
face à un constat d'irrégularité ou une situation dans laquelle l'application stricte
des règles formelles compromettrait l'approvisionnement en eau de l'usager. Il va
ainsi aider, être clément ou encore fermer les yeux, etc. Les arrangements ainsi
conclus sont justifiés par la nécessité de compatir à la souffrance née de l'incapacité
de l'usager de couvrir réglementairement les charges relatives à son approvisionnement
en eau ou l'injustice naissant de l'application impersonnelle des règles.
La littérature propose quelques réflexions sur la notion d'indulgence en tant
que pratique. Claudine Pérez-Diaz essaie d'approcher théoriquement le concept
d'indulgence dans une étude qui, sans offrir une assise théorique suffisante à la
perspective dans laquelle la notion d'indulgence est ici mobilisée, souligne que
la pratique de l'indulgence repose sur « une décision négociée à des fins instrumentales
»33. L'approche de Jacques Ricot qui l'envisage comme « une réaction
mécanique contre une morale purement rationnelle, froide et désincarnée et ne
sachant parler que le langage peu enthousiasmant de l'interdit, du devoir et de
l'obligation34 » est intéressante. Les acteurs inscrivent ainsi leurs collaborations
inofficielles dans un registre compassionnel visant à se distancier le plus possible
d'un registre légal-rationnel. La compassion supposant « une conscience du juste
et de l'injuste35 », ils la mobilisent pour naviguer entre les règles officielles et les
nécessités pratiques selon qu'ils jugent juste ou injuste l'application formelle des
procédures officielles aux circonstances contextuelles. En ce sens, « l'application
stricte des règlements se présente comme une alternative possible à la conduite
opposée qui consiste à se montrer compréhensif, humain, etc.36 »
Ainsi sera alors légitimé un étalonnage inofficiel des compteurs au motif de la
sollicitude de l'agent à l'égard de l'état d'infortune de l'usager. Ici donc, renvoyer un
usager à l'étalonnage officiel alors qu'il a déjà des difficultés à honorer sa facture
s'apparente à une application trop mécanique des règles officielles qui ne tient
pas compte des situations personnelles des usagers. L'agent va en conséquence
33. Claudine Pérez-Diaz, « L'indulgence, pratique discrétionnaire et arrangement administratif »,
Déviance et Société, 18 (4), 1994, p. 397-430. DOI : 10.3406/ds.1994.1357.
34. Jacques Ricot, « Les mécomptes de la morale de la compassion », Les Cahiers francophones de soins
palliatifs, 9 (1), 2009.
35. Emmanuel Housset, L'intelligence de la pitié. Phénoménologie de la communauté, Paris : Éditions
du Cerf, 2003p. 26.
36. Jean-Pierre Olivier de Sardan, La revanche des contextes., op. cit., p. 122.
Droit et Société 116/2024 ■
605

Revue - Droit et société n°118-2024

Table des matières de la publication Revue - Droit et société n°118-2024