Revue - Droit et société n°118-2024 - 175

Transactions collusives autour d'un service public de l'eau
valeurs et convictions relativise l'impact de l'injustice des facturations forfaitaires
et ses implications financières51.
Le discours de cet enquêté repose par ailleurs sur une double justification inscrite,
selon la grammaire pragmatique, à la fois dans la cité inspirée que dans la cité civique.
En effet, les travaux de sociologie pragmatique offrent un cadre d'explication des
dynamiques au cœur de l'action pratico-discursive de cet usager. Ce dernier met en
évidence son attachement aux valeurs morales et religieuses grâce auxquelles les
offres qui lui sont faites apparaissent relever du « mal », tout en soulignant également
son attachement aux normes officielles portées par l'opérateur. Considérant que cet
usager est un chrétien témoin de Jéhovah, il me semble nécessaire de souligner que
dans la tradition religieuse chrétienne, le bien et le mal d'un acte humain réfèrent
à son aptitude à être tourné vers le divin - symbole de perfection - ou non - c'està-dire
tourné vers les passions mondaines. Accepter ainsi une telle offre devient
pour lui une manière de se mettre en situation de péché. Mais il est en même temps
conscient que l'accès gratuit au compteur est un droit qui découle des normes
portées par l'opérateur. À cet effet, toute transaction en vue de l'obtenir autrement
que par la voie officielle relève de l'illicite et encouragerait la perpétuation de tels
actes chez d'autres usagers. D'où son sentiment d'injustice. Or, on sait que, d'une
part, la grandeur dans la cité civique s'établit par la capacité de l'individu « à dépasser
l'homme concret engagé dans des relations sociales de personne à personne
et dominé par sa propre volonté, pour lui substituer un autre homme, le citoyen,
défini par sa relation non médiatisée à la totalité du corps politique en lequel s'incarne
la volonté souveraine distincte de volontés particulières égoïstes ». D'autre
part, « c'est le don de soi et le renoncement qui, dans la cité inspirée, constituent le
rapport privilégié de l'individuel au collectif et permettent de hiérarchiser les êtres
aussi selon leur grandeur52 ».
Toutefois, l'attitude adoptée par l'enquêté ne suffit pas pour autant à lui garantir
un accès gratuit au compteur, ni lui éviter l'injustice de la facturation forfaitaire. Ceci
renforce la portée normative des collaborations inofficielles, leur solide ancrage dans
les pratiques du quotidien, et explique pourquoi ceux qui se laissent orienter par
d'autres référentiels accordent une préférence aux arrangements inofficiels avec
les agents. Un des revers significatifs d'une attitude comme celle de cet enquêté
est la paralysie dans laquelle se retrouvent plongés les personnes et les groupes
d'individus qui se refusent à ces transactions collusives53. La littérature sur le fonctionnement
quotidien des administrations en Afrique a longtemps insisté sur une
51. Raymond Boudon, « La rationalité axiologique : une notion essentielle pour l'analyse des phénomènes
normatifs », Sociologie et Société, 31 (1), 1999, p. 103-117. DOI : 10.7202/001082ar.
52. Michel Piteau, « Luc Boltanski et Laurent Thévenot. De la justification, les économies de la grandeur
(1991) », compte rendu, Revue française de science politique, 1, 2021, p. 242-260. DOI : 10.3917/rfsp.
hs1.0242.
53. Patrice Meyer-Bisch, « La corruption des ordres et des acteurs politiques : la lutte contre le gris »,
in Giorgio Blundo (dir), Monnayer les pouvoirs : espaces, mécanismes et représentation de la corruption,
Paris : Presses universitaires de France, 2000, p. 68. DOI : 10.4000/books.iheid.2621.
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