Revue - Droit et société n°118-2024 - 69

Pression anomique de la numérisation
qui s'exerce sur les normes et provoque leur affaiblissement est une interrogation
complémentaire aux perspectives adoptées par Durkheim et Merton, parce qu'elle
permet d'insister sur un processus qui conduit à l'anomie.
Par référence aux travaux de Durkheim et de Merton, il convient tout d'abord
d'examiner les effets anomiques de l'industrialisation et des normes culturelles
(I. 1.). Puis il conviendra de démontrer, par l'analyse thématique de deux rapports
institutionnels, que la pression anomique de la numérisation sur la norme juridique
est perçue par les institutions (I. 2.).
I. 1. Les effets anomiques de l'industrialisation et des normes culturelles
Le concept d'anomie est principalement connu en sciences sociales et en droit par
référence aux travaux de Durkheim et de Merton.
Pour Durkheim, l'anomie est provoquée par l'avènement de la révolution
industrielle, laquelle détruit les normes structurant la société, les normes les plus
importantes étant celles qui ont une dimension morale : « Est moral, peut-on dire,
tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l'homme à compter avec autrui,
à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et
la moralité est d'autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et forts18 ».
La solidarité suppose la conscience d'appartenir à un collectif, conscience qui, au
travail, est donnée par la perception de l'interdépendance des fonctions : « le jeu
de chaque fonction spéciale exige que l'individu ne s'y enferme pas étroitement,
mais se tienne en rapport constant avec les fonctions voisines, prenne conscience
de leurs besoins, des changements qui y surviennent19 ». En supprimant la complémentarité
des fonctions, la division du travail issue de la révolution industrielle
a supprimé le lien entre les individus. Le développement de la société industrielle
a exercé une pression anomique en détruisant les normes de solidarité à partir
desquelles les individus règlent leur comportement au travail. L'anomie naît ainsi
de la disjonction entre un système économique et les groupes professionnels
organisant la solidarité20.
La révolution industrielle n'est pas le seul facteur d'anomie. Tout contexte de
transformation et de dynamisme économique est propice à l'anomie : « quand la
société est troublée, que ce soit par une crise douloureuse ou par d'heureuses, mais
trop soudaines transformations, elle est provisoirement incapable [de contenir les
passions individuelles]21 ». Le contexte anomique généré par la prospérité économique
est un contexte où de multiples opportunités existent, mais où les sollicitations
sont si nombreuses, variées et incessantes, que l'individu ne parvient pas à
obtenir ce qu'il entrevoit, c'est-à-dire à élaborer les stratégies qui conviendraient.
18. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris : Presses universitaires de France, 1998
[1893], p. 394.
19. Ibid., p. 365.
20. Philippe Besnard, L'anomie, ses usages et ses fonctions dans la discipline sociologique depuis
Durkheim, Paris : Presses universitaires de France, 1987, p. 36.
21. Émile Durkheim, Le suicide, Paris : Presses universitaires de France 2013, p. 280.
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