Revue - Droit et société n°118-2024 - 70

Catherine Prébissy-Schnall et Éric Pezet
Parce que la nature humaine « ne peut assigner aux besoins cette limite variable
qui leur serait nécessaire22 », l'individu sursollicité ne parvient pas à s'arrêter sur
une fin particulière. Le suicide anomique survient quand la société ne parvient
pas à régler les passions individuelles et à borner les désirs des individus, ceux-ci
ne percevant pas de raison d'être dans leur vie. Le suicide anomique est donc dû
à l'incapacité des normes morales à assurer le contrôle social. Dans la division du
travail, il s'agit de l'inadaptation ou de l'absence de procédure d'interaction entre
les individus dans l'organisation du travail23.
Les travaux de Merton portent sur la relation entre anomie et normes culturelles.
Dans une société, pour un individu, le choix des moyens est limité par les
normes institutionnelles et c'est l'écart entre une norme sociale et la capacité des
individus et des groupes à agir en accord avec cette norme qui crée un contexte
anomique24. C'est suivant cette approche de l'anomie que Merton s'intéresse à la
société américaine qui est « supposée offrir des possibilités d'ascension sociale
aux agents libres, forts et égoïstes, qui sont prêts à adopter une solide éthique
du travail et à saisir les opportunités offertes par un marché libre qui offre aussi
une garantie d'efficience maximale parce que sa main invisible récompense les
plus forts et les plus méritants qui réussissent grâce à leurs propres efforts.25 »
Dans ce contexte, l'ascension sociale est valorisée, mais les normes sociales ne
permettent pas cette ascension pour tous. La pression anomique s'exerce à la fois
sur les individus et les groupes sociaux et il existe pour eux quatre stratégies de
comportement possibles : le conformisme, l'innovation, le retrait ou la rébellion26.
Dans un contexte social donné, les chances de succès ne sont pas les mêmes pour
tous27 et la distance qui existe entre un groupe social et la norme crée une situation
d'anomie qui suscite une déviance visant à pallier l'insuffisance des normes. Cette
déviance est observable à différents niveaux. Au niveau de la société, les groupes
créent leurs propres normes et tendent vers l'ethnocentrisme au risque de s'isoler
du reste de la société. Dans le cadre d'une organisation, les managers sont plus
en mesure de tirer avantage du respect de la norme que leurs collaborateurs28.
Saini29 montre à ce titre qu'un environnement organisationnel anomique favorise
22. Ibid., p. 273.
23. Marvin E. Olsen, « Durkheim's Two Concepts of Anomie », The Sociological Quarterly, 6 (1), 1965,
p. 37-44. DOI : 10.1111/j.1533-8525.1965.tb02260.x.
24. Robert K. Merton, « Social Structure and Anomie », American Sociological Review, 3 (5), 1938,
p. 672-682. DOI : 10.2307/2084686.
25. Phil Johnson et Joanne Duberley, « Anomie and Culture Management: Reappraising Durkheim »,
Organization, 18 (4), 2010, p. 570-571. DOI :10.1177/1350508410392435.
26. Robert K. Merton, « Social structure and anomie », art. cité.
27. Richard A. Cloward, « Illegitimate Means, Anomie, and Deviant Behaviour », American sociological
review, 24 (2), 1959, p. 164-176. DOI : 10.2307/2089427.
28. Chen Chung-Wen, « Are Workers More Likely to be Deviant than Managers? A Cross-National
Analysis », Journal of Bus Ethics, 123 (2), 2014, p. 221-233. DOI : 10.1007/s10551-013-1810-3.
29. Amit Saini, Mike Krush et Jean L. Johnson, « Anomie and the Marketing Function: The Role of
Control Mechanisms », Journal of Business Ethics, 83, 2008, p. 845-862. DOI :10.1007/s10551-007506
■ Droit et Société 118/2024

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