Revue - Droit et société n°118-2024 - 76

Catherine Prébissy-Schnall et Éric Pezet
le droit s'abstient de réglementer, il se condamnera à l'obsolescence. Comme le
soulignait en effet l'ancien secrétaire général du Conseil national du numérique,
« la réponse à ce paradoxe oblige à redéfinir les termes du débat pour redonner
une place centrale à la stratégie juridique, car c'est elle qui libère le développement
des usages, les pérennise, garantit leur légitimité, et transforme l'innovation en
progrès44 ».
La notion de stratégie juridique renvoie à l'art de coordonner des ressources
juridiques pour atteindre un but. En ce sens, plusieurs stratégies juridiques
peuvent être mobilisées suivant les domaines normatifs concernés, leur urgence
et la force de la pression anomique, parmi lesquelles la stratégie d'appropriation
du numérique par l'État qui consiste à transformer l'État en plateforme (I. 1.).
Par ailleurs, la réaction à la pression anomique prend la forme de stratégies de
résistances juridiques qui visent à accompagner et à encadrer le développement
du numérique (I. 2.).
I. 1. La stratégie d'appropriation du numérique : la conception d'un « État
plateforme »
Comme l'observe Cloward45, l'organisation de l'économie n'est pas le seul facteur
d'anomie. Le changement technologique, qui suscite la transformation de l'organisation
des modes de production, de distribution et de l'organisation du travail,
est un facteur de perturbation de l'ordre social en ce qu'il affaiblit les fonctions
régulatrices de l'ordre social. L'expansion continue de la numérisation crée sur
la norme juridique une pression qui vient menacer sa normativité en rendant
la règle de droit inopérante, insuffisante, inintelligible, obsolète, voire même en
créant un vide juridique. Parallèlement, la numérisation génère sa propre normativité
à travers des architectures techniques, des logiciels, des protocoles ou des
normes de sécurité, qui déterminent ce qui est possible et ce qui ne l'est pas en
régulant ainsi le comportement des utilisateurs. En imposant des normes et des
contraintes sur la manière dont les individus peuvent interagir avec la technologie,
un code informatique possède une force normative. Ainsi, les protocoles Internet
(comme TCP/IP46) ou les paramètres de confidentialité sur les réseaux sociaux,
se développer avant de la réguler ex post, voir Ernest Braun, « Promote or Regulate: The Dilemma
of Innovation Policy », Georg Aichholzer et Gerd Schienstock (eds.), Technology Policy: Towards
an Integration of Social and Ecological Concerns, Berlin, New York : De Gruyter, 1994, p. 95-124.
DOI : 10.1515/9783110846256.95.
44. Jean-Baptiste Soufron, « La stratégie juridique au cœur de l'innovation numérique », La Revue
des juristes de Sciences Po, 10, 2015.
45. Richard A. Cloward, « Illegitimate Means, Anomie, and Deviant Behaviour », American sociological
review, 24 (2), 1959, p. 164-176.
46. Le protocole TCP/IP est un ensemble de règles qui permet aux ordinateurs de communiquer entre
eux sur un réseau, comme Internet. Il est composé de deux parties : Transmission Control Protocol
(TCP) divise les données en petits morceaux appelés « paquets », les envoie, vérifie qu'ils arrivent
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