Droit et Société - Les audiences à distance - 1re - 31

INTRODUCTION

Les professionnels, parce qu'ils sont techniciens et fins connaisseurs du droit,
peuvent inscrire leurs références aux règles et précédents juridiques, dans des
stratégies. Ainsi de ces avocats dont nous verrons qu'ils instrumentalisent un
article du code de procédure pénale, pour rendre l'utilisation de la visioconférence à la fois plus compliquée pratiquement et plus périlleuse juridiquement,
pour la juridiction qui y recourt. On le voit dans cet exemple, l'activité judiciaire n'est jamais descriptible du seul point de vue de la conformité au droit.
Aussi les professionnels du droit ne sont-ils pas forcément neutres ou désintéressés 90. Ils peuvent être porteurs d'objectifs, de valeurs, d'idéologies, de représentations du monde et s'engager, à certaines conditions, dans la défense de
certaines causes, y compris dans le cadre de leur activité professionnelle 91. En
tant qu'acteurs sociaux, les professionnels du droit sont également porteurs de
compétences ordinaires, capacités de raisonnement, de classification qu'ils mobilisent dans le cours de leur activité, qu'il s'agisse de l'élaboration d'un jugement 92 ou de l'examen du dossier d'un client dans un cabinet d'avocat 93.
Avocats, magistrats se réfèrent aussi et plus largement au monde institutionnel dans lequel ils évoluent et dont les pratiques ne sont pas descriptibles
selon un seul mode juridique. La justice, en tant qu'institution, produit des
normes, des rôles et attentes de rôles, qui empruntent au droit mais plus généralement à des normes et représentations relativement partagées et à des modes
de fonctionnement caractéristiques des « bureaucraties professionnelles » 94.
Les magistrats sont ainsi des acteurs centraux de l'organisation, de façon générale dans les juridictions. Mais les comportements sont réglés en fonction de
croyances, d'usages qui ont été forgés dans des collectifs habitués de fait à travailler ensemble et au sein desquels la coopération répétée produit des normes
locales, des routines, par exemple à l'échelle d'une chambre ou d'un tribunal.
Ces cultures professionnelles locales 95 revisitent d'une certaine façon les dispositions juridiques applicables, leur donnent une certaine traduction qui est
loin d'être uniforme et homogène. Les procédures de travail, les façons de faire
et modalités pratiques varient considérablement d'une juridiction à une autre.

90. Pierre BOURDIEU « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, 64, p. 3-19.
91. Liora ISRAEL, Robes noires, années sombres : avocats et magistrats en résistance pendant la
seconde guerre mondiale, Fayard, Paris, 2005.
92. Cyrus TATA, « Sentencing as Craftwork and the Binary Epistemologies of the Discretionary
Decision Process », Social & Legal Studies, 2007, 16, 3, p. 425-447.
93. Max TRAVERS, The Reality of Law: Work and Talk in a Firm of Criminal Lawyers, Aldershot,
Dartmouth, 1997.
94. Henry MINTZBERG, Structure et dynamique des organisations, Éditions d'organisation, Paris,
1982.
95. James EISENSTEIN, Roy B. FLEMMING et Peter F. NARDULLI, The Contours of Justice: Communities and Their Courts, University Press of America, Boston, 1988; Barbara YNGVESSON,
« Making Law at the Doorway: The Clerk, the Court, and the Construction of Community in a
New England Town », Law & Society Review 22, 3, 1988, p. 409-448 ; Werner ACKERMANN,
Benoît BASTARD, Innovation et gestion dans l'institution judiciaire, LGDJ, Paris, 1993.

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 57, 2017

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