Droit et société - La terre de l'autre - 89

REPRÉSENTATIONS D’ESPACES ET ESPACES DE REPRÉSENTATIONS DE L’APPROPRIATION FONCIÈRE

tuer l’originalité des expériences de la juridicité dans une approche plurielle. On a déjà mentionné les deux obstacles principaux, le monopole normatif du droit exercé par l’État occidental et le mode de formulation de la juridicité au moyen de normes générales et impersonnelles, ce qui fait que tout ce qui échappait à ce monopole ou était exprimé autrement n’était (et n’est) pas tenu pour du droit. Il faudra donc, lentement, en arriver à deux propositions qui échappent au mode de présentation du référent pré-colonial tout en restituant une juridicité plurielle : — Tout groupe fait son droit et c’est même la condition de reconnaissance d’un « groupe-en-corps » (corporate group) donc identifié comme une unité autonome autour de comportements qui le particularisent, ses membres partageant un minimum de régulations en commun. C’est au moins ainsi que j’ai interprété le concept de champ social semiautonome proposé par Sally Falk Moore, moins pour la mesure du degré d’autonomie que pour l’association entre l’idée de groupe et celle de juridicité et les multiples influences qu’elles supposent. Car, selon S. Falk Moore, les champs sociaux « peuvent générer des règles et des coutumes et des symboles de manière interne et sont aussi vulnérables aux règles et décisions et autres forces qui émanent du monde qui les entoure » 96. Là où il y a de la sociabilité organisée, il y a un minimum de juridicité, dont le potentiel de développement est dès lors indéfini pour ne pas dire infini. — Mais cette juridicité est fondée principalement sur des modèles de conduites et de comportements et des systèmes de dispositions durables (Le Roy, Le jeu des lois, 1999). Les normes générales et impersonnelles peuvent y être connues et utilisées mais elles y ont toujours un rôle marginal, par application du principe de subsidiarité chez les Wolof où je l’ai observé. Lorsque, dans ses descriptions précédentes, Michel Alliot distinguait le chef de terre du maître des récoltes ou du conducteur de la transhumance, c’est sur la base de modèles de conduites et de comportements propres à chacun de ces statuts. On en arrive donc à une première proposition, au début des années 1990, qui est de considérer que le trait caractéristique de ces sociétés plurielles est le multijuridisme 97. Puis, dans le Jeu des lois (Le Roy, 1999), c’est le principe d’hétéronomie qui sera mis en évidence en relation avec le concept d’embedding (incrustation, enchâssement) utilisé par Karl Polanyi à propos de l’économie pré-capitaliste 98 et que j’applique à la juridicité. J’identifie ainsi les
96. Sally Falk MOORE, Law as Process, an Anthropological Approach, Routledge and Kegan Paul, London, 1978, p. 55, dans la traduction de Gordon Woodman, « Observations sur les limites de la métaphore », Christoph EBERHARD (ed.), « Le droit en perspective interculturelle », Revue Interdisciplinaire d’Études juridiques, vol. 49, 2002, p. 47. 97. Étienne LE ROY, « L’hypothèse de multijuridisme dans un contexte de sortie de modernité », Andrée LAJOIE, et alii, Théories et émergence du Droit, Pluralisme, surdétermination et effectivité, Thémis, Montréal, Bruylant, Bruxelles, 1998, p. 29-43. 98. Dans Le jeu des Lois, je cite cette phrase de Louis Dumont dans sa préface de l’ouvrage majeur de Karl POLANYI, La grande transformation, aux origines politiques et économiques de

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 54, 2011

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