Précis Domat - Institutions judiciaires 2017-2018 - 16e - 45

LE POUVOIR DE JUGER

§ 2.

LE LÉGISLATEUR NE DOIT PAS INTERVENIR
DANS LA FONCTION DE JUGER

Principe. - Il n'appartient pas au législateur (qu'il s'agisse du
Parlement au moyen d'une loi de circonstance ou du gouvernement sous la forme
d'un décret) de s'immiscer dans le jugement des affaires portées devant les tribunaux. Il ne serait pas sain qu'il en fût autrement. L'action législative est souvent
inspirée par des considérations d'opportunité qui ne sont pas celles du juge, lequel
doit avoir pour seul souci d'appliquer la loi dans un cas particulier. Les perspectives sont nécessairement différentes. Qui ne voit d'ailleurs à quels abus aboutirait
l'ingérence du législateur qui dicterait au juge la décision qu'il doit rendre au
moyen d'un texte inspiré par l'opportunité du moment ou des intérêts en cause ?
Ce principe est en général correctement observé, moins par l'effet de dispositions constitutionnelles, que par une tradition coutumière dont la violation prendrait
un parfum de scandale. On peut cependant relever certaines pratiques dérogatoires,
qui fort heureusement sont exceptionnelles, mais qui néanmoins doivent retenir
l'attention (infra, nos suivants).

Lois rétroactives et lois interprétatives. - La loi rétroactive est celle dont les
effets remontent dans le passé. Or, dans la mesure où elle a pour conséquence de
faire naître des droits qui n'existaient pas à l'origine ou d'en faire disparaître d'autres, elle risque en certaines circonstances de constituer une immixtion intempestive
du législateur dans le jugement de certaines affaires qui eussent été jugées différemment si la loi n'était pas intervenue. En fait, les lois rétroactives sont très
rares, car elles ont en général mauvaise presse. On peut néanmoins relever quelques
exemples18.
Un moyen plus discret, mais plus insidieux, consiste à promulguer une loi interprétative. On appelle ainsi une loi destinée à interpréter une loi antérieure pour en
préciser le sens et la portée. Par sa fonction, elle produit un effet rétroactif du fait
même qu'elle s'intègre à la loi interprétée et prend donc effet à la date de cette
dernière. En soi, ce moyen législatif n'est pas illégitime : on comprend très bien
le souci d'un législateur qui, constatant que les tribunaux interprètent la loi dans
un sens très différent de celui qui avait été voulu, condamne cette interprétation et
précise mieux sa pensée. Mais le moyen devient très condamnable lorsque la loi
interprétative est promulguée à l'occasion d'un procès en cours pour « forcer la
main » du juge et l'obliger à statuer dans un sens déterminé.
On en trouve un exemple avec une loi du 30 juin 1977 concernant la situation des collaborateurs d'avocats, laquelle n'avait pas été clairement réglée par les textes de 1971 sur le statut de la
profession : plus exactement, il s'agissait de savoir si un collaborateur pouvait prétendre à la
condition de salarié, avec toutes les prérogatives qui s'attachent à cette qualité (préavis, congés
payés, etc.). Un procès était en cours à ce sujet qui déjà avait donné lieu à un jugement, lequel
avait décidé que le collaborateur d'un avocat devait être considéré comme un salarié (Trib. inst.
Paris, 8e arr., 8 avril 1977, D. 1977.589, note Denis). L'affaire était pendante devant la cour
d'appel de Paris lorsqu'une loi est intervenue pour décider que le collaborateur d'un avocat

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18. Notamment à propos des prorogations de baux commerciaux (Cass. soc., 5 déc. 1947, Bull. civ. III,
no 222) et en matière de filiation (Loi no 76-1036 du 15 nov. 1976 ; sur la critique de cette loi,
cf. H. Mazeaud, « L'enfant adultérin et la super-rétroactivité des lois », D. 1977, chron. 1).

Première partie : La justice

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