Anthologie du droit - Essais sur les lois - 104

100

ESSAIS SUR LES LOIS

d'interprétation : les exposés de motifs, les rapports, les procès-verbaux de discussions, les sténographies de débats - des sources imprimées de caractère très officiel. Tout cela fait terriblement écran : le compte rendu déforme le discours, le
discours masque la pensée, la pensée en dialogue n'est pas la pensée solitaire.
Déjà, on a pu se demander s'il n'y avait pas, derrière les recueils de Locré et de
Fenet, une face cachée du Code civil des Français. Que dire alors des lois de notre
temps ? La complexité de l'appareil étatique multiplie les coulisses où se prennent
les décisions, le téléphone véhicule des arguments sans laisser de traces, il y a des
secrets du château. Sans doute l'historien des lois peut-il donner plus de corps à
sa recherche, à supposer qu'il en ait les moyens, en l'étendant vers des éléments
extérieurs à la machinerie étatique : les pétitions et protestations, les réactions de
la presse, les enquêtes d'opinion, etc. Toutefois, même ainsi élargie la recherche,
c'est souvent un monde d'apparences qu'elle captera, il y a trop de ressorts invisibles sous ces médias qui se croient spontanés. La vérité de l'histoire législative
serait-elle donc inaccessible ?
À défaut de pouvoir l'atteindre objectivement, peut-être pourrions-nous
essayer d'en saisir des bribes par la méthode subjective, la méthode Fabrice, si
l'on nous permet cette référence littéraire. Fabrice est le héros de Stendhal dans la
Chartreuse de Parme, célèbre témoin de la journée de Waterloo. Il n'en voit que ce
qu'un soldat peut en voir dans les coins plus ou moins bouleversés où le hasard
l'amène successivement. Il assiste au passage de l'empereur sans s'en apercevoir,
galope par raccroc à la suite du maréchal Ney dans une direction indéfinissable - et finalement il aura traversé le champ de bataille et la route de la déroute
sans avoir rien compris à rien.
Ce récit militaire rapporté à l'histoire des lois pourrait paraître impertinent,
si justement les spécialistes de la science de la législation n'avaient eux-mêmes mis
en relief parmi les composantes de cette science un concept de la tactique législative 4. Peut-être est-ce la démocratie qui a obligé les législateurs se faire tacticiens.
Mais stratège, même un législateur autocrate devrait l'être : la législation serait
aveugle, si elle n'était précédée, dominée par une stratégie législative.
I
Le statu quo est dans la nature du droit. Rien n'est plus naturel aux bornes
que de ne pas bouger ; mais, si le législateur estime une réforme nécessaire, il les
contraindra à se replier.
Il peut sembler paradoxal que la première résistance à un projet du gouvernement vienne d'un organe gouvernemental. Mais, poids et contrepoids, on
connaît le souci d'équilibre des physiques constitutionnelles. Notre Constitution
de 1958 a ainsi attribué une fonction au Conseil d'État dans le processus législatif : tous les projets de loi lui sont soumis pour avis. Ces avis ne sont pas publiés
et le gouvernement n'est pas lié par eux. Il lui sera, néanmoins, psychologiquement délicat de les tenir pour négligeables : le fin du fin, dans cette diplomatie
intérieure, sera de choisir, parmi les critiques de la Haute Assemblée, celles qui
sont à la fois les plus voyantes et les moins dérangeantes pour les enchâsser dans
4. Cf. V. Karper, Zum gegenwärtigen Stand der Gesetzgebungslehre in der Bundesrepublik
Deutschland, Zeitschrift für Gesetzgebung, 1968/1, p. 7.

Anthologie du droit - Essais sur les lois

Table des matières de la publication Anthologie du droit - Essais sur les lois