Anthologie du droit - Essais sur les lois - 39

LES INCAPABLES MAJEURS

ne sont évidents. L'article 1307 du Code civil donne à penser qu'en principe les
intéressés sont en sûreté s'ils contractent, sans autre justification, sur la foi de
déclarations de capacité, puisqu'une disposition spéciale a été nécessaire pour
priver d'effet ces déclarations dans le cas de la minorité - exception d'ailleurs
explicable, car un jeune homme on peut toujours le voir venir, qui porte une présomption d'incapacité sur le visage 2. Oui, il y aurait de quoi s'étonner si, à une
époque aussi attentive que la nôtre aux probabilités, aux improbabilités statistiques, les juristes ne trouvaient pas dans leur art assez de ressources pour empêcher quelques fantômes d'incapacités de frapper d'engourdissement la totalité du
droit contractuel.
Si la loi nouvelle a été jugée dangereuse, c'est une noble peur : on a craint pour
la liberté. Encore faut-il préciser quelle liberté est en cause. On songe tout de suite
aux internements arbitraires. Constamment, dans les plans de réforme, ce
problème-là s'est mélangé aux recherches d'un statut civil. C'est, pour l'essentiel,
un problème du droit administratif, mais sur lequel le droit privé peut prétendre à
quelque compétence, par cette idée traditionnelle qu'aux tribunaux judiciaires
devrait appartenir le contentieux de la liberté - outre les analogies obsédantes avec
la détention préventive et le droit pénal. Or, par simple opportunité, sans doute,
notre législateur a préféré dissocier de ses projets la révision de la loi de 1838 (hormis ce que cette loi pouvait contenir d'incidences de droit privé). Il a dû estimer
qu'une telle révision n'était pas mûre, et qu'à l'entreprendre il allait se retarder par
trop dans sa tâche proprement civiliste. De fait, réformer le régime administratif
de l'internement sera une œuvre malaisée - beaucoup plus malaisée qu'il y a cinquante ans, par exemple. Car l'enchevêtrement d'intérêts - légitimes ou moins - qui
sous-tend le système médical et hospitalier, n'a fait que croître depuis. Et sent-on
aujourd'hui un appel de l'opinion publique aussi pressant qu'à l'époque libérale ?
Dans une société de consommation (sanitaire), la pensée de se laisser glisser, de
s'installer dans la maladie, fût-ce la maladie mentale, ne se heurte plus à la même
répulsion qu'autrefois. Qu'on ne reproche donc pas à la loi nouvelle d'avoir insuffisamment garanti la liberté physique : c'est une question qu'elle avait délibérément, quoique provisoirement peut-être, abandonnée au droit antérieur.
Mais une loi sur les incapables majeurs peut mettre la liberté en péril d'une
autre façon. Restreindre la capacité, c'est toujours diminuer la personnalité, dont
la plénitude est en soi une liberté civile. D'aucuns redoutent que, dans les nouveaux régimes de protection, des restrictions de capacité ne soient déclenchées
trop à la légère. On s'émeut, en particulier, de la sauvegarde de justice, parce
qu'elle a l'air de donner barre à la psychiatrie sur la condition juridique des
contractuelles : Qui cum alio contrahit, vel est vel debet esse non ignarus condicionis ejus... Par où il
paraît admettre implicitement, entre tous ceux qui participent à l'opération, un devoir, donc un pouvoir de vérification réciproque. Il convient, cependant, de lire le fragment jusqu'au bout :...heredi
autem hoc imputari non potest, cum non sponte cum legatariis contrahit. Ainsi, le devoir et le pouvoir
d'investigation sur la capacité cessent d'être admissibles entre deux intéressés dont l'un n'a pas le choix
de l'autre. Mais précisément, l'article 3 de la loi de ventôse, texte trop négligé, dispose que les notaires
sont tenus de prêter leur ministère lorsqu'ils en sont requis.
2. On pourrait remarquer de surcroît que, l'aliéné étant désormais tenu de réparer les dommages
qu'il cause, si par une déclaration mensongère d'entière capacité, il détermine un tiers à contracter
avec lui, la meilleure manière de l'obliger à réparation est de lui interdire d'attaquer le contrat. Il n'est
pas certain, toutefois, que la jurisprudence accepterait d'appliquer le nouvel article 489-2 à une culpa
in contrahendo (pour ne rien dire de la responsabilité proprement contractuelle, où c'est le contraire
qui semble à peu près certain).

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