Contextes - Les blogs juridiques et les enjeux d'une dématérialisation de la doctrine - 41

DES ARRÊTISTES AUX BLOGUEURS

lorsqu'il le souhaite, le blogueur peut aussi bien s'exprimer « en direct »
sur l'actualité la plus immédiate, que tenir un journal de bord régulier, ou
prendre le temps nécessaire à la confection d'articles plus élaborés. Internet
permet ainsi une distorsion du temps de publication, qui modifie sensiblement la physionomie de la prose juridique chez les blogueurs.
Ces derniers renouent ainsi avec la prose libre des premiers arrêtistes,
en affranchissant leurs billets des canons de l'écriture juridique. Le format
privilégié des blogs demeure la « forme brève », le média se prêtant mal aux
longs travaux ou aux études de fond. Le terme de billets plutôt que celui
d'articles ou même d'études est d'ailleurs très révélateur de la concision et
de la spécificité de cette prose électronique. Dans leurs billets, les blogueurs
abandonnent généralement l'appareil scientifique de bas de page (au profit
parfois d'hyperliens), ainsi que le plan juridique - le fameux plan binaire29
- à la faveur d'un propos plus fluide et moins formel, plus littéraire ou
au contraire plus familier, mais pas forcément moins profond ou moins
légitime.
On retrouve ainsi chez les blogueurs - comme chez les arrêtistes
d'antan - des réminiscences du jurisconsultus perfectus de l'Ancien Droit,
dont l'autorité s'étendait, au-delà des limites du juridique, à l'ensemble des
disciplines morales et sociales. Alors que le juriste contemporain se pose
trop souvent en technicien ou en expert neutre d'un droit toujours plus
complexe et sophistiqué, les blogueurs semblent rappeler à leurs souvenirs
cette ancienne prétention des juristes à être les véritables experts de la
société. Comme les arrêtistes, qui rapportaient en leur temps un droit vivant
et réel aux prises avec le « social » contre le droit « abstrait » et « théorique »
des commentateurs du Code, les blogueurs du Palais dispensent, en dehors
des codes habituels de l'écriture universitaire, et avec une subjectivité
assumée, leurs libres regards de juristes sur le droit, mais aussi sur le monde
social, politique, économique ou encore culturel. L'audience de certains
blogs juridiques comme celui de Maître Eolas prouve que la parole des
juristes demeure écoutée, ou suscite du moins un intérêt inattendu, lorsque
ces derniers acceptent d'élargir leur propos et leur audience par-delà les
frontières de la dogmatique et des cercles initiés de la doctrine.

29. Sur la question de l'invention du plan juridique prétendument binaire, v° en spécifiquement F. Audren et J.-L. Halperin, La culture juridique française, Entre mythes et réalités
XIXe-XXe siècles, CNRS éditions, Paris, 2013, pp. 284 et suiv.

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