Bibliothèque de droit public - Tome 286 - La décision administrative - 192

172

LA DÉCISION ADMINISTRATIVE

Sans avoir à prendre parti dans la controverse éternelle entre conceptualisme
et empirisme, un membre de la juridiction administrative, d'hier comme d'aujourd'hui, comme tout chercheur, sait à quel point il est nécessaire - mais ô combien difficile - de concilier la recherche de la plus grande précision avec celle de
la plus grande utilité, dans l'appréhension de la réalité par le droit. Chacun a,
d'une certaine manière, intégré en lui la perspicace, bien que désespérante, mauvaise pensée de Paul Valéry : « Ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l'est
pas est inutilisable »5.
241. Fausses ou inutilisables, les définitions sont imparfaites. Dont acte.
Faut-il pour autant rendre les armes et se résigner à une casuistique à courte vue ?
Faut-il renoncer à se confronter aux concepts juridiques et à leurs définitions ?
Sauf à désespérer de la science, sauf à refuser de chercher à comprendre la réalité
et son appréhension par le droit, comment se passer des concepts et de leur fonction d'« organisateurs théoriques »6 ? Même dans une perspective empirique,
l'utilité d'une approche conceptuelle apparaît indéniable et « c'est une erreur de
croire que l'on peut se passer des notions théoriques »7. Car, « comme le rappelle
Ross, c'est la fonction de la science que de clarifier et de définir les concepts de
notre langue quotidienne. Or, nos concepts sont les outils par lesquels nous rendons compte de la réalité, de sorte que connaître nos concepts c'est connaître
notre conception de la réalité »8.
242. En tant que point central de l'étude de l'action administrative, la preuve
de l'importance d'un concept de décision administrative n'est plus à apporter.
Comme le souligne J.-A. Mazère, « la théorie des actes ou si l'on veut des obligations est véritablement le centre, le cœur du droit administratif, la seule partie de
cette discipline où l'on étudie véritablement la règle de droit, les autres parties
étant consacrée à des phénomènes divers, juridiques seulement en ce qu'ils sont
soumis à une règle de droit »9. Hauriou, à n'en pas douter, avait déjà tiré toutes les
conséquences de cette idée, faisant de la « décision exécutoire » la clef de voûte de
sa cathédrale dédiée à la puissance publique en droit administratif. La métaphore
a ses vertus, et en particulier celle de faire comprendre aisément que les plus
grandes œuvres en la matière ont été des constructions.
L'aphorisme de Valéry peut, de ce point de vue, être contourné si l'on s'entend sur les finalités d'une théorie ou d'une recherche conceptuelle. La « vérité »,
en effet, n'est jamais le critère d'une « bonne théorie »10. Les observations
peuvent, dans une certaine mesure, être vraies ou fausses, mais les « lois » que la
science en tire, les définitions données aux concepts objets de ses investigations,
ne sont pas ou vraies ou fausses : « l'expérience permet seulement de leur reconnaître ou de leur dénier, non pas une valeur de vérité, mais une valeur utilitaire,
5. P. Valéry, Mauvaises pensées et autres, Œuvres, Pléiade, ii, p. 864.
6. J.-C. Passeron, « Les mots de la sociologie. Un lexique infaisable », in J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Nathan, 1991, pp. 31 et s., spéc. p. 43.
7. R. de Lacharrière, « Cormenin, Politique, pamphlétaire et fondateur du droit administratif », RDP 1941, p. 333.
8. P. Brunet, « Alf Ross et la conception référentielle de la signification en droit », Droits &
Société, 50/2002, pp. 19 et s., spéc. p. 19.
9. J.-A. Mazère, « Qu'est-ce que la puissance publique ? », in P. Raimbault (dir.), La puissance
publique à l'heure européenne, Dalloz, « Thèmes et commentaires », 2006, pp. 9 et s., spéc. p. 25.
10. C. Hempel, Elément d'épistémologie, 2e éd., 1966, Armand Colin, « Cursus », réimp., 2004,
p. 126.
Bibliothèque de droit public - Tome 286 - La décision administrative

Table des matières de la publication Bibliothèque de droit public - Tome 286 - La décision administrative
