Contextes - Qu'est-ce qu'une discipline juridique ? - 123

NADeR HAKIM

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est donc nécessaire de transmettre aux étudiants la façon la plus objective
de « concilier incessamment les exigences de la justice individuelle avec
celles de la justice sociale ». Il ajoute enfin : « c'est une méthode que nous
lui empruntons, pour servir à transposer aujourd'hui dans le domaine du
droit, sans attendre la loi, toutes les solutions de fait qu'exige la conscience
sociale progressive, et que nous lui empruntons afin de substituer à l'arbitraire du "Bon juge" la technique protectrice, équitable et savante, du
"Juste juge" »108.
Ainsi, le droit romain devient plus que jamais une matrice qu'il faut
sauver des mutations en cours pour maintenir une science juridique certes
réformée et devenu « scientifique », mais une discipline toujours classique en
ce qu'elle accorde une place centrale aux juristes eux-mêmes. Car enseigner
le droit de Rome, surtout d'un point de vue historico-dogmatique, dans le
cadre d'une histoire non érudite ou d'une dogmatique « sans rigueur », c'est
bien reproduire un modèle juridique dans lequel le juriste, interprète de la
réalité sociale, joue un rôle moteur109. Rome, en tant que lieu de l'invention de iurisprudentia, de la figure du jurisconsulte, d'un droit largement
façonné par des juristes titulaires d'un savoir prestigieux et irremplaçable,
d'une science sociale singulière, d'une méthode permettant d'échapper à la
subjectivité, permet un discours qui autorise et rend possible une mise en
scène de la légitimité110.
Bien plus que Gény qui reste en retrait sur cette question111, mais dans
la droite ligne de Bufnoir, Saleilles fait de l'enseignement du droit romain
la pierre angulaire du devenir des facultés de droit dans le contexte républicain112. Aussi n'est-il pas surprenant de voir les romanistes eux-mêmes

108. Ibid., p. 729. Il écrit par ailleurs : « enfin, ces procédés de retour au système romain,
qui sont les procédés de formation naturelle, au lieu des instruments artificiels que nous
a légués l'école doctrinale du contrat social, ont cet autre avantage de chercher leurs éléments
d'évolution, non plus en haut, dans les régions supérieures de l'idéologie abstraite, mais en
bas, dans celles de la réalité des faits ; et alors, le droit perd enfin son caractère de science
verbale, pour redevenir ce qu'il est, et ce qu'il doit être, une science purement sociale,
empruntant ses éléments aux lois de la sociologie dominées par l'adaptation aux principes
de justice » (« Préface », dans Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai
critique, 2e éd., 1919, tome 1er, p. xxiii-xxiv).
109. La comparaison avec Savigny ne peut bien sûr manquer d'être faite en l'occurrence.
110. Cf. les analyses stimulantes d'A. Schiavone, op. cit., not. p. 22, 26 et 48-50.
111. Méthode d'interprétation..., op. cit., tome Ier, not. n° 76, p. 171 et n° 80, p. 182-183.
Sur Gény, cf. également notre étude « Droit naturel et histoire chez François Gény », Clio@
Themis, Revue électronique d'histoire du droit, n° 9, 2015.
112. Sur ce point déterminant, cf. M. Xifaras, « La veritas iuris selon Raymond Saleilles.
Remarques sur un projet de restauration du juridisme », Droits, n° 47, 2008, p. 77-148 ainsi
que les contributions réunies dans La République et son droit (1870-1930), F. Audren,
J.-L. Halpérin et A. Stora-Lamarre (dir.), Pu de Franche-Comté, 2011.

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