Contextes - Qu'est-ce qu'une discipline juridique ? - 184

176 FAIRe De LA CRIMINoLoGIe uNe NouVeLLe DISCIPLINe ?

parvenir à s'emparer pleinement de cet objet, faute de forces. Bien sûr,
on trouve dans l'œuvre prolixe de Gabriel Tarde un très grand nombre
de réflexions sur le crime et la peine, à travers une série d'ouvrages dont
certains ont eu un retentissement international. Mais, malgré les fonctions
importantes qu'il a occupées à partir de 1894 (la direction de la statistique judiciaire au ministère de la Justice et la codirection de la revue de
Lacassagne : les Archives d'anthropologie criminelle) ainsi que son élection
au Collège de France en 1900, Tarde n'a jamais formé des chercheurs ni
établi un programme de recherches.
Il faut se tourner vers le groupe fondé en 1897 par Émile Durkheim
autour de la revue L'Année sociologique pour voir l'esquisse de la constitution d'une sociologie criminelle5. Ce groupe rassemblait des jeunes
philosophes convaincus de la nécessité de donner à la sociologie un véritable programme scientifique sur la base d'une autonomie par rapport
aux autres sciences. Parmi eux, c'est Gaston Richard qui est chargé de la
section « Sociologie criminelle et statistique morale » de la revue et qui va
tenter de poser les bases d'une sociologie du crime, en opposition radicale avec la biologisation des comportements alors dominante. Le travail
accompli autour de Richard constitue, autant dans son aspect critique
(par exemple à travers la notion de « milieux criminogènes ») que dans son
apport érudit propre (l'analyse historique des changements de systèmes de
valeurs et de travail et leurs conséquences sur la criminalité), une tentative
pour constituer peu à peu l'objet et le programme d'une sociologie criminelle. Toutefois, en comparaison avec l'influence que les durkheimiens ont
exercée dans d'autres secteurs de l'activité scientifique de l'époque, leur
travail critique dans le champ criminologique a été un échec. À cela, au
moins trois raisons. La première est la force et l'autonomie considérable
du milieu des psychiatres dont le discours est de plus en plus dominant une
fois la mode de l'anthropologie criminelle passée, et dont l'alliance avec les
magistrats est déjà institutionnalisée6. La seconde est la très forte cohésion
du monde médical autour d'une conception principalement héréditariste
de la criminalité (de Valentin Magnan à Georges Heuyer en passant par
ernest Dupré). La troisième est la quasi-disparition des recherches sociologiques en ce domaine passé le tournant du siècle et le départ de Richard
du groupe durkheimien.
À cette époque, la production sociologique internationale dans ce
domaine est dominée par les travaux américains, essentiellement autour
5. L. Mucchielli, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France (1870-1914),
Paris, La Découverte, 1998.
6. M. Kaluszynski, « Identités professionnelles, identités politiques : médecins et juristes
face au crime au tournant du 19è et du 20è siècle », in L. Mucchielli (dir.), Histoire de la
criminologie française, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 215-235.

Contextes - Qu'est-ce qu'une discipline juridique ?

Table des matières de la publication Contextes - Qu'est-ce qu'une discipline juridique ?