Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne - 18

12

PROLÉGOMèNES

à leur propre activité. Souvenons-nous de l'équation que les glossateurs
avaient dressée entre « la sagesse juridique » et la « vraie philosophie ». « La
sagesse juridique, écrit Accurse, représente la vraie philosophie, c'est-àdire l'amour de la sagesse » (civilis sapientia vera philosophia dicitur, id est
amor sapientiae)1. Tirée d'une formule d'Ulpien, cette proposition avait
longtemps fait paravent contre la tentation d'introduire dans le raisonnement juridique trop de philosophie. Il est vrai que certains doctes avaient
invoqué Aristote ou Thomas pour penser l'articulation de la loi positive
au droit naturel2. De même certains professeurs comme Balde, d'après
Dumoulin « le plus philosophe des professeurs de droit » (iuris professorum
φιλοσοφώτατος)3, pouvaient passer pour aussi versés dans « les mystères de
la philosophie » que dans « la sagesse juridique » (cum civilis sapientia, tum
philosophiae mysteriis instructissimus)4. Malgré la constance de ces échanges
intellectuels et culturels entre les facultés médiévales, un fait demeure
cependant essentiel. C'est que le savoir juridique ne relevait pas d'abord de
cette recherche qu'Aristote appelait « théorétique » et qui devait s'opposer
aux savoirs poétiques et pratiques. Si la theoria pose le savoir comme une
fin en soi, le droit, lui, se range avec l'art et la pratique. Il concerne la bonne
manière de se conduire ou bien la production de lois utiles pour la cité,
non la connaissance pour elle-même5. Aussi la philosophie première, la
philosophie naturelle et la mathématique échappaient-elles non seulement
à l'horizon ordinaire du juriste de métier - ce que les vicissitudes de la
profession laissent aisément concevoir, mais encore à la majorité des plus
instruits des juristes, les docteurs du droit romano-canonique.
De même s'il arriva que la philosophie influençât l'enseignement du
droit, cette influence ne fut souvent que superfétatoire. Pour Ennio Cortese,
l'intégration de la dialectique à la méthode des juristes apparaît comme
une « marchandise française » (merce francese). Diffusée par les juristes
de l'école d'Orléans, bien après la formation de l'école de Bologne et des
écoles de Pise ou de Rome, c'est par l'entremise de Cino da Pistoia (12701336/1337) qu'elle est passée en Italie, via la Cour du royaume angevin
1. Accursius, Gl. Nisi fallor, in D. 1, 1, 1.
2. Sur ce point voir par exemple M. villey, « Source et portée du droit naturel chez
Gratien », in Leçons d'histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2002, ch. 9.
3. C. Dumoulin, Tractatus contractuum, in Opera Omnia, Parisiis, 1681, t. 2, n. 11 (cité
par N. Horn, « Philosophie in der Jurisprudenz der Kommentatoren, Baldus philosophus »,
Ius commune, t. 1, 1967, p. 104-149).
4. Ce sont les mots qui décrivent Balde dans l'adresse au lecteur d'une édition lyonnaise
de son commentaire au Code justinien (B. de Ubaldis, Praelectiones in Codicem, Lugduni,
1545, t. I, cité par N. Horn, ibid.).
5. La science théorétique recherche le savoir comme une fin en soi ; les sciences pratiques
ont pour objet la conduite et l'action vertueuse ; la science poétique a pour fin la création
d'objets beaux ou utiles (Top. 145a15-16 ; Met. 1064a16-19, b1-3 ; EN 1141b29-32).
Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne

Table des matières de la publication Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne
