Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne - 202

196

LES CONTROvERSES

"liberté", "égalité", pour partie parce que c'est inévitable, pour partie aussi
parce que c'est préférable. [...] Mais c'est aussi préférable, parce que la
perspective naît du choc entre nos concepts et le langage de nos sources, que
nous interprétons. Il n'y aurait qu'un mauvais historien pour prétendre se
passer des concepts contemporains. Il égarerait inévitablement ses lecteurs à
chaque page. Un historien doit être un Janus-bifrons et ses analyses doivent
obéir à deux mouvements opposés : lire et comprendre ses sources dans
leur langage originel, mais aussi, dans l'interprétation qu'il en fait, se livre
à l'analyse des concepts modernes qu'il utilise forcément ; l'art d'écrire
l'histoire réside dans le choix, parmi tous les concepts que nous avons à
notre disposition, de ceux qui permettent une description significative des
sociétés anciennes, en évitant ceux qui peuvent égarer »8.
La querelle de méthode ne porte donc pas sur l'anachronisme des
concepts. Elle réside plutôt dans l'interprétation située de deux concepts
révolutionnaires, la souveraineté et le veto. François Furet prétend qu'il
faut recourir à l'histoire des mentalités et au contexte historique, tandis que
Michel Troper s'en tient à une analyse strictement - purement - juridique :
il y a bien une divergence d'ordre méthodologique, mais elle tient à l'interprétation de dispositions constitutionnelles, à commencer par le veto royal.
Comment appréhender une réalité passée ? Par quels instruments ? C'est
la conception même que l'on se fait du veto au début de la Révolution
qui est discutée par les deux auteurs. C'est la lutte traditionnelle entre la
lettre et l'esprit : Michel Troper s'en remettrait à la lettre, François Furet
à « l'esprit », autre nom du « contexte ». Il le souligne nettement lorsqu'il
affirme : « Il y a les textes, il y a aussi l'esprit des textes » et l'historien
ne saurait considérer que les questions ont été tranchées « par la lettre,
la seule lettre de la Constitution » ; c'est encore de l'« abstraction » que
reproche Furet à la théorie de Troper et, au final, son impérialisme supposé :
l'approche juridique ne saurait prétendre au statut de « voie royale »
car les constitutions ne sont pas expliquées par les seuls outils fournis
par la science du droit constitutionnel - il faut y ajouter « l'histoire des
idées, des représentations collectives, des pratiques politiques, enfin des
circonstances »9. Michel Troper a-t-il été ébranlé par les affirmations de
François Furet ? Il nous le dira peut-être. Il est en tout cas certain que sa
pensée va connaître une inflexion majeure une décennie plus tard et que
l'anachronisme des concepts, qui était revendiqué en conclusion de l'article
de 1992, sera répudié.

8. M. Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Paris, Les Belles
Lettres, 1993, « Préface à l'édition anglaise », p. 11-12 ; souligné dans le texte.
9. F. Furet, « Concepts juridiques et conjoncture révolutionnaire », loc. cit., p. 1186,
1188 et 1192-1193.

Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne

Table des matières de la publication Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne