Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne - 222

216

LES CONTROvERSES

un concept de droits individuels, qu'ils n'exprimaient pas forcément par
le mot ius. Prenant acte du fait que pour villey la différence entre ius et
dominium est cruciale, Tierney remarque néanmoins que l'on pourrait
sans doute trouver dans la littérature latine classique les termes ius et
dominium inhérents dans le même sujet, et que les deux notions furent
assez rapidement confondues, comme le prouverait un texte de Gaius34.
Les deux auteurs s'accordent sur le fait que le langage juridique est
dépendant d'un contexte, et que l'on ne saurait donc attribuer à un terme
utilisé dans la Rome ancienne les mêmes significations que nous lui attribuons aujourd'hui. Mais alors, remarque Tierney, cette observation vaut
aussi pour le langage d'Ockham, à qui villey n'hésite pourtant pas à
attribuer une idée moderne du droit. Il ne serait donc pas impossible, tout
en reconnaissant que les juristes romains ne pensèrent sans doute pas que
leur système juridique fût structuré par les droits individuels, de trouver
chez eux des traces d'une telle façon de penser, traces que villey aurait
sciemment passées sous silence35. Selon Tierney, villey n'aurait lui-même
pas toujours écarté la possibilité de l'existence de droits subjectifs avant
le xive siècle, mais il se serait refusé à une telle conclusion, en raison de la
conviction selon laquelle seule la révolution philosophique d'Ockham avait
pu créer une jurisprudence nouvelle en associant les termes ius et potestas36.
En reportant la naissance des droits subjectifs au xiie siècle, la théorie
de Tierney suscite à son tour une reconstruction de l'histoire du développement du droit subjectif, passé des juristes aux philosophes, non sans
impact politique dans la vie de l'Église37. Ceci remet en cause le rôle
que villey attribuait à saint Thomas dans le développement de l'activité
législative de l'Église, au détriment du rôle des canonistes des siècles précédents. Selon Tierney, toute une théorie juridique non aristotélicienne du
34. « villey, Ockham and the Origins of Individual Rights », loc. cit., p. 17. Le texte de
Gaius auquel Tierney fait référence est le suivant : Inst. 1. 52 : « In potestate itaque sunt
servi dominorum [...] Si intolerabilis videatur dominorum saevitia cogantur servos suos
vendere [...] male enim nostro iure uti non debemus ».
35. Ibid., p. 18. villey lui-même, dans des analyses plus anciennes, avait reconnu que les
glossateurs du droit romain avaient façonné de nouveaux termes, et avaient en particulier
traité l'actio romaine comme un droit subjectif. Tierney fait référence à M. Villey, « Le
"ius in re" du droit romain classique au droit romain moderne », loc. cit.
36. « villey, Ockham and the Origins of Individual Rights », loc. cit., p. 20 ; « The Idea
of Natural Rights-Origins and Persistence », loc. cit., paragr. 7.
37. Selon Tierney, il y eut ensuite une assimilation des idées des juristes dans la philosophie médiévale : par exemple, chez Henri de Gand, tout individu a un droit de propriété
sur sa propre personne. Tierney inscrit sa réflexion dans le cadre du développement des
libertés civiques et des relations entre individu et communauté, se référant aux travaux de
E. Kantorowicz, The King's Two Bodies, Princeton, Princeton University Press, 1957.
L'Église y est alors analysée en termes politiques comme le vecteur du développement des
libertés publiques face à l'absolutisme de l'État.

Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne

Table des matières de la publication Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne