Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne - 25

LA TEMPORALITÉ MULTIPLE DES FORMES JURIDIqUES

contexte d'apparition, pour accéder à un régime d'existence transversal à
la « flèche du temps », définie comme ce mouvement dynamique qui assure
la succession unidirectionnelle et continue d'un instant à l'autre20.
Elles ressemblent en ceci aux images. Cette ressemblance ne tient pas à
une quelconque correspondance sémiotique, par laquelle l'iconographie et
la justice médiévales s'illustreraient réciproquement. Elle repose ici sur leur
capacité commune à « anachroniser », comme disent les théoriciens de l'art
médiéval21. Artistiques ou juridiques, les formes sont capables en effet de
susciter le recouvrement dynamique d'un temps par un autre. Leur appréhension ne suppose-t-elle pas alors de dépasser le modèle philologique qui
avait poussé les disciplines historiques du xixe siècle, dans leur analyse des
langues et des civilisations, à promouvoir la représentation d'une évolution
continue des cultures nationales, gagée sur la transmission unidirectionnelle
et irréversible des traditions textuelles ?
L'idée même d'une temporalité multiple des formes juridiques invite en
tout cas à interroger les limites du modèle chronologique qui détermine en
sous-main l'appréhension commune des productions juridiques du passé.
Au fond nos débats sur la légitimité de l'anachronisme en histoire du droit
n'ont-ils pas ce modèle pour toile de fond ? En opposant termes à termes
l'approche dogmatique - qui s'autorise à appliquer les concepts du présent
sub specie aeternitatis aux phénomènes du passé, comme l'idée de hiérarchie
des normes au droit médiéval - à l'approche historique - qui s'attache au
contraire à respecter un strict principe de correspondance chronologique -
ne se prive-t-on pas de considérer une troisième possibilité, qui consisterait
à attribuer aux formes juridiques elles-mêmes un comportement temporel
complexe ?
Il me semble que les historiens du droit gagneraient à rallier ici l'enseigne
de l'histoire de l'art médiéval. Sans s'identifier tout à fait ni au dogme
atemporel identifié par Stéphane Rials, ni à l'« objet juridique » qui s'apparente, pour Benoît Frydman, à un fragment d'expérience empirique, la
« forme juridique » possèderait la capacité de s'affranchir non pas tellement
du cas d'espèce concret dont elle a émergé, mais du moment, voire de
l'époque, où celui-ci s'est présenté pour la première fois. Considérons
par analogie le mouvement qui permet à l'image médiévale de se détacher
formellement du support dont elle est l'ornement matériel et concret. En
s'émancipant du contexte premier de sa production, l'image devient un
20. J. Bouveresse, « Les énigmes du temps », in Essais III. Wittgenstein et les sortilèges
du langage, Marseille, Agone, 2003.
21. « The work of art anachronizes », in A. Nagel et C. Wood, Anachronic Renaissance,
New York, Zone books, 2010, p. 10. Dans une même veine on peut voir K. Moxey, Visual
Time. The Image in History, Duke University Press, 2013, qui emprunte à la biologie le
concept d'hétérochronie.

Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne

Table des matières de la publication Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne