Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne - 32

LA NOTION D'ORDRE JURIDIqUE

parler d'« ordre juridique médiéval » peut apparaître comme une espèce
d'anachronisme, à l'instar du recours à des notions comme « droit de
propriété » en droit romain classique, ou « hiérarchie des normes » avant
l'époque contemporaine. Bien sûr, un concept en lui-même n'est ni vrai ni
faux, du moins aussi longtemps que, par l'énonciation, l'on ne l'affronte pas
au réel - à supposer d'ailleurs, contre les maîtres à penser contemporains,
qu'un réel intelligible et signifiant existerait bel et bien en dehors du sujet
pensant et qu'il serait autre chose que la forme que lui imputerait despotiquement ou accepterait conventionnellement un sujet prédiquant. qu'on se
rappelle le bouc-serf d'Aristote ! À défaut de pouvoir saisir intuitivement ce
que serait l'idée de l'« ordre juridique médiéval », à défaut de saisir dans leur
singularité radicale les phénomènes historiques, nous en sommes réduits
à user de concepts universels et imparfaits afin de dire une réalité fondamentalement complexe. Les concepts sont immanquablement marqués par
des présupposés intellectuels, formés qu'ils sont par nos critères de valeur,
voire grevés par les préjugés passionnels de l'époque dans laquelle ils sont
nés. Sous ce rapport l'emploi de concepts juridiques contemporains pour
connaître le droit médiéval fait courir le risque à l'historien d'évaluer le
passé du droit à l'aune de ses propres critères. La conséquence peut en
être la dissolution de ce que le passé recèle d'originalité au profit d'une
évaluation historique autocentrée du passé du droit.
La langue juridique du Moyen Âge emploie des expressions voisines de
celle d'« ordre juridique », mais elle ne parle pas d'« ordre juridique » dans le
même sens que nous, et cela pour deux raisons très élémentaires : les juristes
médiévaux se font une toute autre idée que nous de ce qu'est l'« ordre »
et de ce qu'est le « droit ». Ordo, appliqué au droit, se trouve à peu près
complètement exempt de tous les présupposés positivistes et/ou normativistes qui soutiennent actuellement la notion d'« ordre juridique ». quant
à jus, il ne désigne qu'accidentellement une « norme juridique, » du moins
telle que nous l'entendons aujourd'hui. Il n'est certes pas moins légitime
d'écrire une histoire socialiste de la Révolution française qu'une histoire
kelsénienne ou hartienne du droit médiéval ; pour autant, il faudra admettre
que ce genre d'entreprise dira davantage du socialisme, de Kelsen ou de
Hart, que de la Révolution ou du droit médiéval ! De toute évidence, tel
n'est pas le projet du professeur Grossi. Parlant d'ordre juridique médiéval,
il entend souligner la cohérence de l'expérience juridique de « l'Europe
du droit »12 et les causes de sa croissance organique jusqu'au xve siècle.
Le savant historien du droit transpose analogiquement certaines notions
tirées de la réflexion originale de Santi Romano, pour illustrer les lignes
de faîte du Moyen Âge du droit. Salva reverentia, nous nous proposons
12. P. Grossi, L'Europe du droit, Paris, Le Seuil, 2011.

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