Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne - 43

PEUT-ON PARLER D'« ORDRE JURIDIqUE MÉDIÉvAL » ?

des successions va pouvoir également utiliser la notion d'ordo pour désigner
le rang auquel l'on est appelé à la succession du de cujus. Tryphonien, par
exemple, dans un fragment retenu aux Digesta (D. 28. 2. 28. 1), parle d'ordo
naturalis afin de désigner les successibles membres de la famille du de
cujus, cela afin de les distinguer de l'ordo qui pourrait être institué par les
dispositions testamentaires. La même distinction entre l'ordre ab intestat
et l'ordre testamentaire se retrouve dans la première Novelle de Justinien
(Nov. 1. 1). Dans cette constitution, les rédacteurs semblent avoir voulu
produire un effet rhétorique - sans doute un peu ampoulé - en utilisant
dans une même phrase le substantif « ἡ τάξις » après l'antonyme adjectivé
« ἄτακτον »50.
Dans cette constitution, Justinien cherche donc à prévenir les désordres
pouvant survenir dans une succession lorsque qu'aucun des héritiers
institués n'aura fait addition d'hérédité. Aussi l'empereur décide-t-il qu'il
faudra appeler à la succession les héritiers ab intestat - à l'exception de
ceux que la loi aurait exclus - dans l'ordre normal, du plus proche au plus
éloigné du de cujus.
Cette constitution de Justinien atteste que le mot latin « ordo » traduit ce
que le grec désigne par le substantif « ἡ τάξις ». Ordo a donc signifié premièrement la disposition des faits ou des choses, et par association d'idées, leur
bonne disposition51. Pour les Anciens, l'ordre ainsi compris est le critère de
la bonté d'un être complexe qui possède une disposition réglée des éléments
qui le composent. Platon, dans le Gorgias, enseigne ainsi, par la bouche de
Socrate, que « τάξεως ἅρα καὶ κόσμου τυχοῦσα οἰκία χρηστὴ » (« l'ordre et
l'harmonie font la bonté [c'est-à-dire la bonne qualité] de la maison »)52. La
valeur d'une construction dépend en effet de la disposition des matériaux,
de la manière dont ils ont été agencés par l'art du bâtisseur, depuis les
fondations jusqu'au faîte, en fonction de leur nature et de leur qualité. Les
Pères grecs retiennent une conception en tous points semblables. Traitant
de la hiérarchie sacrée et des fonctions cultuelles, Clément de Rome († ca.
100) affirme déjà qu'en ces matières il faut tout accomplir avec ordre -
50. Le dispositif de Nov. 1. 1. est précédé d'un rapide exposé des motifs : « ἄτακτον δὲ
οὐδὲν οὐδὲ συγκεχυμένον οὐδὲ επί τούτων γίνεσϑαι βουλόμεϑα αλλ'ό πρῶτος κατὰ τὴν τάξιν
καλούμενος μετὰ τὸν ἢδη περικεκλεισμένον ὑπὸ τοῦ νόμου τοῦ καϑ'ἡμας, ούτος καλείσϑω
πρόστερος, εἶτα ὁ μετ'ἐκεῖνον, καὶ ἐφεξῆς οὕτως, ἔως ἄν ὁ τελευϑαῖρος [...]. »
51. É. des Places, Lexique de la langue philosophique et religieuse de Platon, v°« τάξις, ἡ »,
Paris, Les Belles Lettres, 1964, t. II, p. 496, signale « ἡ τάξις » comme synonyme d'« ordonnance, de règle », mais sans que les occurrences citées ne convainquent d'une acception
pleinement normative de ce terme, qui peut être compris à chaque fois comme l'ordre
établi et protégé par le νόμος.
52. Platon, Gorgias, 504 a, A. Croiset (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 7e éd., 1960, p. 192.

Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne

Table des matières de la publication Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne