Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Didier R. Martin - 86

ÉRASME ET MACHIAVEL. UNE LETTRE INÉDITE

arrière, votre manière de parler ou plutôt de déparler des Écritures, ce goût pour
les sophismes dont on ne sait s'ils sont railleries ou non, et cette fermeté pour
conduire des démonstrations tortueuses où se perd le lecteur. Quelle est votre
visée ? Intimider les benêts ? Accrocher l'oreille du Prince ? En dire davantage
entre les lignes ou en dire plus que vous ne savez ? Sans doute j'admire les soins
que vous prenez à vous dédire et à tordre les mots. Quel magicien que ce Prince
qui doit se faire craindre du peuple mais aussi s'appuyer sur son amitié ! Quel
artiste que ce Machiavel qui enseigne au Prince la méfiance et sollicite sa
confiance ! Et comment entendre cette virtù qui parfois marche droit et le plus
souvent se traîne dans la fange ? Et cette fortuna aux diverses fortunes ? Qui voulez-vous égarer, Messire Machiavel, ou vous égarez-vous vous-même avec vos airs
de Docteur plein d'autorité ? Ou serait-ce que derrière l'apparence vous voulez
jouer ? Je n'aurais rien contre, pourvu que ce soit pour de bonnes raisons. Je n'en
vois guère et puis je n'entends rien de gai ou de plaisant dans votre discours. Peutêtre êtes-vous seulement à la peine pour mettre de l'ordre dans vos idées ?
Je passe, je n'ai pas le loisir d'aller plus loin. Et je m'en tiens à ce qui est apparemment le cœur de votre savantissime traité : les conseils judicieux du conseiller
pervers par excellence.
[2] L'ignorez-vous, Messire le Florentin, les princes qui oublient leurs devoirs de
Prince sont l'un des fléaux du monde. Que ne leur doit-on pas ? Ils ajoutent malheur sur malheur à la condition des hommes : les princes corrompus corrompent
leur peuple, les princes guerriers mettent leur gloire dans des carnages, les princes
cupides dépouillent leurs sujets. Que sont les vols, les crimes qui surviennent dans
le train ordinaire des choses comparés à ces brigandages sans mesure que perpétuent
tant d'États et, comble d'infortune, tant d'États chrétiens ?
Les princes sont des hommes comme vous et moi, Messire le courtisan, seulement leur condition n'est pas la nôtre. Ils vivent dans le luxe, les flatteurs au pied,
en grande latitude ; ils vivent entourés d'embûches, de passions contraires, de
dangers en cascade ; enfin ils vivent exposés aux regards de tous et donnant le ton.
C'est chose bien connue que les vices des princes se répandent aussi vite que le
mal napolitain [la syphilis]. Que de tentations alors et que de risques ! Les princes
doivent sans cesse se tenir en garde, et d'abord contre eux-mêmes, et les conseillers y veiller sans cesse. Et vous, que faites-vous, Messire le conseiller ? Vous les
encouragez là où il faut les tenir, les retenir, désarmer leurs passions, affermir leur
conscience. Si j'ai bien compris, tout ce traité très sagace est une exhortation au
Prince à se conduire en tyran. Et les quelques précautions que vous prenez ne
changent rien à l'affaire. Le mot de tyran, ce me semble, ne vient jamais sous votre
plume. Chez un écrivain aussi avisé, ce ne peut être sans intention. Vous vantez
les méthodes de la tyrannie sans dire le titre qu'elles méritent. Ce ne sont là, à
vous entendre, que les moyens nécessaires et somme toute ordinaires de l'art de
conduire les États. Qui oppose le Roi au tyran tombe sans doute dans ces imaginations dont vous dites qu'elles conduisent le Prince à la ruine. Il suit qu'on s'est
beaucoup aveuglé au long des siècles. Tout ce cortège de philosophes, l'illustre
Platon en tête, qui appellent ceux qui gouvernent à se conduire en hommes de

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