Grands Colloques - La crise des institutions - 27

JACQUES CHEVALLIER

d'arbitrage individuel. L'individualité est marquée par la distance au statut,
à l'appartenance, à la position8.
Corrélativement, l'accent est mis sur l'épanouissement personnel : on
assiste à une « absolutisation du moi », au développement d'une « culture
du narcissisme »9, privilégiant la satisfaction des désirs ; comme le dit Marcel
Gauchet, c'est l'affirmation sans limites d'individus qui « estiment ne rien
devoir à la société mais exigent tout d'elle»10. Pour Dominique Schnapper11,
cet hyperindividualisme, qui modifie en profondeur le rapport au collectif,
est le sous-produit de la logique démocratique : les principes de liberté
et d'égalité sur lesquels repose l'idéal démocratique auraient en effet fait
naître « une forme particulière d'humanité », « l'homo democraticus », dont
les aspirations « s'étendent irrésistiblement à tous les domaines de la vie
personnelle et collective » ; le risque est que les individus en viennent ainsi
à oublier les exigences inhérentes à la vie collective, au risque de saper les
fondations de la société démocratique.
* L'individualisme ainsi conçu est irrésistiblement porté à refuser le poids
des contraintes institutionnelles : « tenté de refuser la légitimité des institutions héritières de la tradition ou consacrées par les normes collectives,
[l'individu] entend garder sa liberté, il aspire à être son propre souverain,
à être lui-même, en son irréductible authenticité »12 ; refusant d'être soumis
à un ordre hétéronome qui serait imposé par voie d'autorité, il tend à
n'accepter que les disciplines auxquelles il aura directement consenti.
* La figure du contrat vient ainsi relayer celle de l'institution13 : alors
que l'institution est placée sous le signe de la contrainte et de l'inégalité,
en imposant aux membres un ensemble de règles, en les soumettant à une
série de disciplines, le contrat repose sur les principes de liberté et d'égalité
des intéressés qui ont la possibilité de négocier les termes de leur coopération. Le contrat constitue un mode souple et pragmatique, alors que
l'institution inscrit cette coopération dans la durée et dans l'objectivité
des formes établies.
La crise des institutions se traduira ainsi par un mouvement général de
contractualisation, contribuant à modifier leurs équilibres : la conception de
la famille comme institution fait place à la vision nouvelle d'un lien familial
de nature contractuelle, davantage respectueux de la liberté individuelle
8. François de Singly, Les uns avec les autres. Quand l'individualisme crée du lien,
A. Colin, 2003, Pluriel, 2010.
9. Christopher Lasch, La culture du narcissisme, 1979, Flammarion, 2006.
10. L'Avènement de la démocratie, Gallimard, 2007.
11. L'esprit démocratique des lois, Gallimard, 2014.
12. Ibid., pp. 76-77.
13. Brigitte Basdevant-Gaudemet (dir.), Contrat ou institution : un enjeu de société, LGDJ,
coll. Systèmes, 2004.

Grands Colloques - La crise des institutions

Table des matières de la publication Grands Colloques - La crise des institutions