Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels - 160

156

LE TEMPS DE LA DOCTRINE

autour du mythe de la grève générale, c'est sur la croyance collective que
Lévy fonde les nouveaux droits, dont il souligne le caractère relatif42. La
lutte des classes est une lutte de croyances, dans laquelle le travail est la valeur
de cette nouvelle catégorie de créanciers que sont les ouvriers, garantie par
l'organisation syndicale43. Cette lutte sociale pour le droit se fonde toutefois
sur une forme d'optimisme social que transcrit la conviction que du droit
privé ancien codifiant les intérêts des classes possédantes, naîtra un droit
privé nouveau, capable de desserrer la chaîne du salariat44.
Ces entreprises de socialisation du droit choquent les tenants de l'ordre
juridique traditionnel, qui dénoncent une politisation du droit du travail45.
Leurs critiques d'une législation de classe révèlent l'angoisse toujours
suscitée par l'idée de lutte des classes ; mais, dans le contexte d'une poussée
corporatiste plus générale, les réactions au pluralisme des sources du
droit du travail se ressentent aussi de l'inquiétude provoquée par la loi du
24 juin 1936 - y compris chez ceux qui n'étaient pas a priori hostiles à la
législation ouvrière46.
Georges Ripert défend la juridicité bourgeoise47. Il oppose à Emmanuel
Lévy que « la créance capitale doit absorber la créance travail, car cette
créance, chargée d'obligations, a plus droit au respect que celle qui n'en
42. Lévy E., « L'exercice du droit collectif », RTD civ. 1903, p. 95 et s. Pour Bruno Karsenti,
Lévy pense les droits pour ce qu'ils sont : des relations et pas des abstractions ; il ne suffit
pas en effet de dire que l'homme est libre, mais il faut préciser que sa liberté (c'est-à-dire
son droit) existe dans sa relation aux autres, elle est « inscrite dans un rapport de droits
qui déterminent son exercice. Les sujets de droit sont des sujets en situation, et ce sont ces
situations juridiques qui définissent des rapports de droits effectifs » ; Karsenti B., « La
vision d'Emmanuel Lévy : responsabilité, confiance et croyances collectives », Droit et société,
2004/1-2, p. 187. L'existence de tout droit reposant sur une croyance, sanctionnée socialement, elle est la résultante d'un rapport interindividuel, « l'effet produit en certains sujets
par les rapports dans lesquels ils sont pris et qui les conduits à s'attribuer réciproquement
des croyances » (p. 195).
43. Herrera C.-M, « Le socialisme juridique d'Emmanuel Lévy », op. cit., p. 124 : « La
conscience de cette valeur passe par la croyance que la collectivité ouvrière a des droits, des
créances à faire valoir face au capital. Cette créance est bien le travail », lequel est devenu
une valeur (et donc un droit) « parce que la collectivité ouvrière croit en elle-même, par
cette croyance collective ».
44. AndLer C., « Préface à Lévy E. », Affirmation du droit collectif, Société nouvelle de
librairie et d'édition, 1903, p. 22.
45. Herrera C.-M., « Antiformalisme et politique [...] », op. cit.
46. Paul Pic dénonce l'utilisation de la législation ouvrière comme une arme de guerre
contre le régime capitaliste (« Les nouvelles lois ouvrières, leur répercussion économique et
sociale », Revue politique et parlementaire, 1937, p. 215-217). Louis Josserand redoute aussi
une projection de la lutte des classes dans le domaine du droit (« sur la reconstitution d'un
droit de classe », Dalloz, 1937, p. 4 ; « Un ordre juridique nouveau », Dalloz, 1937, p. 41 et s.)
47. RiPert G., « Abus ou relativité des droits », Revue critique de législation et de jurisprudence, 1929, t. XLIX, p. 37 ; id., Le régime démocratique et le droit civil moderne, LGDJ,
1936 ; id., Les forces créatrices, LGDJ, 1955, n° 110.

Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels

Table des matières de la publication Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels