Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles - 10

LETTRES DE FRANÇOIS GÉNY À RAYMOND SALEILLES

d'intense créativité et ses années de relâchement - assez longues puisqu'elles vont
à peu près de 1900 à 1910. Mais surtout la distance mise entre les deux hommes, le
fait que l'un soit devenu parisien alors que l'autre souhaite demeurer provincial,
façonne deux figures d'universitaires.
Saleilles, dont c'est le tempérament, se laisse emporter dans le tourbillon intellectuel de la capitale. Il appartient à des multiples réseaux qui dépassent le cercle
des juristes : le magistrat et sociologue Gabriel Tarde, Paul Desjardins (le fondateur
des fameuses « Décades de Pontigny »), ou encore le chartiste et historien de l'art
Maurice Faucon, en font partie. Gény en est conscient : en 1903, il en vient à
demander à son correspondant s'il ne connaîtrait pas un certain Bergson dont
il vient de lire un article introductif à la métaphysique qui le marque fortement.
Saleilles est à l'origine de manifestations multiples, rédige de nombreux articles,
participe à la création d'institutions diverses. Gény en est réduit à lire livres et
revues. Et il se montre très attaché aux chroniques bibliographiques pour se tenir
informé de ce qui se publie de nouveau, en France et à l'étranger. « Et, puisque mon
quasi-isolement, écrit-il en 1907, m'interdit de participer efficacement aux travaux
collectifs que vous avez pu organiser à Paris, je voudrais poursuivre cette tâche
un peu abstraite, qui, plus qu'une autre, admet l'élaboration solitaire, de dégager
et de critiquer notre conception du Droit et nos procédés de travail ». Voici livré
le secret du choix des thèmes et du fort volume des ouvrages de Gény : sa relative
solitude, son isolement, voire son ennui. De ce point de vue, la faculté de droit de
Nancy tranche avec celle de Dijon. Durant les premières années, du moins jusqu'à
l'arrivée de jeunes agrégés et la création d'une conférence de discussion juridique
et économique avec les étudiants, il la trouve immobile, s'y sent seul et envie ses
collègues de la faculté des sciences qui ont su renouveler leurs méthodes. Aussi se
rabat-il, en dehors du travail, sur ce qu'il appelle souvent son « home », selon un
mot en vogue à l'époque.
Car voici encore ce qui frappe à la lecture de ces lettres : le poids des questions
domestiques. Et pas seulement des questions liées à la domesticité. Au foyer des
Gény, il y a au moins une cuisinière, une femme de chambre et une autre plus
spécialement chargée des plus jeunes enfants. Les questions domestiques, ce sont
d'abord les nombreuses grossesses de son épouse. Et surtout les accouchements qui
nécessitent des soins et de longues semaines de repos, quand ce ne sont pas les plus
extrêmes inquiétudes ; pour la mère ou le nouveau-né. Les questions domestiques,
c'est aussi l'éducation des enfants. Gény s'y intéresse de près quand ils commencent
à grandir. Il envoie les aînés en pension en Autriche ou en Suisse pour parfaire leur
éducation, mais aussi leur apprentissage de la langue allemande. Nous sommes
avant 1914. Dans le même temps, il se plaint de la faiblesse des institutions pour
jeunes filles. Aussi son épouse décide-t-elle de prendre en charge l'éducation de
leurs trois plus jeunes à la maison. Mais les questions domestiques, ce sont surtout
la maladie et la mort. Celles-ci sont omniprésentes, écrasantes, ravageuses. Voici
quelque chose que l'on ne peut plus tout à fait s'imaginer tant les progrès de la
médecine ont été importants en un siècle. La moindre « fluxion de poitrine » est
prise très au sérieux, les grippes nécessitent des semaines de repos et de soins, Gény
s'inquiète pour les « fatigues d'entrailles » de sa fille, en même temps que son fils
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