Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles - 127

1896

tout au plus quelques murmures contre la dure destinée chez Monsieur de Suze41.
Mais je me suis trouvé indirectement mêlé à des besognes de Palais, par cela
qu'ayant consenti à m'occuper de cette affaire Schneider, qui m'avait déjà tant
fait noircir de papier l'hiver dernier42, j'ai dû non seulement suivre quatre longues
audiences, mais encore travailler à compléter, de concert avec l'éloquent défenseur
de la cause à laquelle je m'intéressais, ce que la discussion orale n'avait pu épuiser,
et les développements que leur aridité même condamnait à la forme écrite. C'est
ainsi que se sont passés mes dix derniers jours. Et, si la tâche a été ingrate, elle ne
laisse plus place, une fois faite, aux regrets ni au désir du mieux.
Et, alors que j'étais décidé à vous consacrer mes premiers loisirs, je me sens un
peu confus de m'être laissé devancer par vous. Ce n'est pas que je le regrette positivement. Car votre bonne et longue lettre respire tant de résignation courageuse,
montre tant de fermeté d'âme et révèle une telle confiance dans l'avenir que je sens
tout encouragement inutile, heureux de vous retrouver optimiste impénitent et le
cœur élargi par l'épreuve. Avec cela, tout va bien à côté de vous. C'est l'essentiel.
Nous avions, d'ailleurs, été tenus assez au courant par les Dagallier-PingatDeslandres. Et, hier encore, le retour de notre doyen nous avait tout-à-fait rassurés
sur le prochain rétablissement de Madame Saleilles. Nous souhaitons que le vide
des espérances, si cruellement déçues, ne lui soit pas trop rude à supporter et que
vous lui passiez quelque chose de ce regard vers les hauteurs qui défie tous les chocs
de la vie. Jamais plus qu'en ces derniers jours notre amitié ne nous a fait regretter
le dur éloignement qui arrête, malgré tout, l'élan continu et vraiment nécessaire au
cœur d'une sympathie que l'intimité seule alimente et satisfait en même temps. Et
ce qui est le plus triste, c'est de penser, que l'avenir ne nous promet plus que des
éclairs fugitifs de cette chaude flamme que nous voudrions ressaisir pour ne plus
la perdre. Mais je sens que ce n'est pas nous qui avons le droit de nous plaindre.
Et je veux vous suivre au moins de loin en regardant plus fermement le but, sans
trop m'arrêter aux désillusions de la route.
Malheureusement, pour ce qui est du métier, je suis loin d'éprouver la belle
ardeur que je vous envie. Vous voilà entré dans une vie, encore un peu nouvelle
pour vous, mais où vous avez trouvé déjà, avec la satisfaction personnelle de
l'esprit, l'enthousiasme de l'apostolat et le sentiment profond d'une conviction à
communiquer, ou du moins, d'un monde d'idées à éveiller dans les âmes. Votre
succès ne m'étonne pas. Et je le pressens bien plus grand encore quand le temps
vous aura permis de vous emparer de ceux qui vous écoutent et les aura attachés à
votre méthode, à vos procédés d'étude si vivants et si souples - Que nous sommes
loin ici de trouver un pareil excitant dans nos maigres et apathiques auditoires.
Ceux-ci ne demandent qu'un très vulgaire et très sec pain quotidien. Pourvu
seulement qu'on le leur présente découpé en tranches égales, symétriques, bien
séparées les unes des autres, arrivant successivement à la digestion et ne se mêlant
41. Voir la lettre du 27 septembre 1894.
42. Cette lettre fait suite à celle du 24 décembre 1895, dans laquelle Gény évoque une « affaire
Schneider » concernant la distinction entre les droits réels et les droits de créance, ainsi que la question
des obligations des sous-acquéreurs. On trouve les décisions judiciaires sur cette affaire dans AM,
1897, 9e série, t. XII, p. 317-329.

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