Bibliothèque d'histoire du droit et droit romain - Tome 31 - Le juriste entre science et politique - 78

64

LE JURISTE ENTRE SCIENCE ET POLITIQUE

Jules Valéry, constatant au passage que « les travaux d'érudition ne paraissent guère
être l'apanage du sexe gracieux » mais que l'auteur du texte apporte un démenti à
cette vérité, justifie la mention dans une « revue de droit » d'un ouvrage sur La
Réforme à Montpellier, par de « nombreux passages sur le droit et son évolution »161.
123.  Un relevé exhaustif n'est pas utile pour que se dégagent deux données sur les matières perçues comme marginales et l'époque à laquelle se multiplie
ce genre de précisions. Outre la sociologie, le domaine économique, l'histoire
(lorsqu'elle n'est pas celle du droit et des institutions) et, dans une moindre
mesure, la philosophie sont les matières qui appellent le plus à cette prudence
discursive. D'autre part, cette affirmation du caractère juridique de la Revue
Générale et la nécessité d'en préciser les contours éditoriaux resserrés, redoublent
à partir de la fin de la première décennie du xxe siècle et durant la Première Guerre
mondiale. Ce recentrage est attesté par un témoignage de R. de Kérallain. Après
avoir été remercié par la direction de la Réforme Sociale à la suite d'un article qui
n'aurait pas été approuvé par Martin de Saint-Léon162, de Kérallain sollicite
Lefort pour faire partie de la direction de la Revue Générale. Il écrit que sa
demande a été rejetée par ce dernier « sous le prétexte spécieux que pour satisfaire
ses abonnés, il ne voulait plus que traiter de questions de droit pur » (sic)163. À la
lumière de nos commentaires précédents, le motif n'était peut-être pas si spécieux
que cela et correspondait sans doute à un réel désir de la part de l'avocat parisien.
La sollicitation des abonnés est-elle la seule explication de cette délimitation resserrée de l'espace éditorial, et à quoi correspond-elle ? Formulons l'hypothèse que
le succès croissant de certains périodiques, notamment la Revue trimestrielle de
droit civil, a peut-être contraint la Revue Générale à leur emboîter le pas dans la
voie d'un certain « juridisme » ou d'un « juricentrisme » moins enclin à porter
attention à des matières satellitaires. On a également pu expliquer le repli des
juristes par le développement à la fin du xixe siècle des sciences humaines contestatrices du magistère jusqu'alors quasi exclusif du droit164. Le xxe siècle serait
donc celui de la mue d'un recueil à vocation globalisante en une publication aux
ambitions plus mesurées, qui revendique davantage son caractère juridique, en évoquant certes quelques autres disciplines, mais marginalement.  C'est le triomphe,
161. Compte rendu La Réforme à Montpellier, de Louise Guiraud, Revue Générale, 1918, tome
42, p. 301.
162. De Kérallain a rédigé dans la livraison de février 1907 de la Réforme Sociale un compte
rendu de l'ouvrage de J. Lefort Les retraites ouvrières et le socialisme, dans lequel, écrit-il lui-même dans
ses correspondances, il « blague Clemenceau et touche à l'ouvrier ». Martin de Saint-Léon « socialiste
chrétien » aurait alors ameuté contre lui « des gros bonnets libéraux de centre-gauche » et sa manœuvre
aurait réussi, puisqu'à la suite de la réunion d'un grand conseil au sein de la Réforme Sociale au cours
duquel plusieurs membres auraient démissionné, de Kérallain a été prié de cesser sa collaboration. Il en
concevra une grande amertume qui lui fera écrire : « on m'a jeté par-dessus bord, parce que je ne
connaissais plus personne, n'allant plus à Paris depuis des années » (« Lettre à Daniel Halévy, Lestremeur,
30 juillet 1912, Correspondances..., op. cit., tome 3, p. 320-326). Il écrit également : « Et puis, la Réforme
Sociale, si imposante en façade, est au fond regardée comme une bonne œuvre ; on s'y abonne, mais on
ne la lit pas ». Est-ce le dépit qui lui inspire cette remarque ou y a-t-il un fond de vérité ? Cet événement
a été reconstitué  grâce à plusieurs lettres : « Lettre à Henri Mazel, Quimper, 5  mars 1907 »,
Correspondances..., op.  cit., tome  2, p.  91-93 ; « Lettre à la Comtesse de Saint-Sauveur Bougainville,
Quimper, 17 mars 1907 » Correspondances..., op. cit., tome 2, p. 95 ; « Lettre à Henri Mazel, Quimper,
22 mars 1907, Correspondances..., op. cit., tome 2, p. 96.
163. « Lettre à Henri Gaidoz, Lestremeur, Plomelin, 5 avril 1907 », Correspondances..., op. cit.,
tome 2, p. 101.
164. Ph. Jestaz et Chr. Jamin, La Doctrine, op. cit., p. 166.
Table des matières de la publication Bibliothèque d'histoire du droit et droit romain - Tome 31 - Le juriste entre science et politique
