Grands Colloques - L'avenir du droit des biens - 41

NICOLAS DISSAUX

naturel qui semble bien sacraliser Dame Nature. Ou encore le patrimoine
génétique, dont la fascination traduit cette fois une adoration de la science.
Et s'agissant enfin du patrimoine civiliste, il a déjà été montré que sa
construction correspondait à l'exaltation de l'individu, de la volonté, de
la personne et du crédit offert aux tiers. L'exaltation de l'individualisme
capitaliste en somme24 !
Troisième piste : le patrimoine exprime toujours une dialectique de
l'identité et de l'altérité. Il sert à identifier une communauté. Si la notion
renvoie certes à ce qui est propre, elle s'accroche nécessairement aussi à
une entité, à un groupe plus large25. Ce qui conduit à une autre dialectique :
celle de l'appartenance/non-appartenance. Victor Hugo l'exprimait très
justement à propos de ce qu'on appellera bientôt le patrimoine historique,
culturel donc : « Quels que soient les droits de la propriété, la destruction
d'un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces
ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur [...] Il y a
deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient
au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; c'est donc dépasser son droit
que de le détruire »26. On jurerait du Josserand ! Et cette idée selon laquelle
le patrimoine exprime tout à la fois ce qui appartient et n'appartient pas
à un même titulaire, on la retrouve dans toutes les formes de patrimoine.
Même pour celle, classique, du droit civil où le patrimoine servait tout
autant à identifier une personne qu'à garantir les intérêts d'un groupe qui
la dépasse, à savoir la collectivité des créanciers de cette même personne.
Tout patrimoine contient une idée, sinon d'affectation, du moins d'inscription dans une entité extérieure à son titulaire. Tout patrimoine repose
sur une double identification : un titulaire et un groupe plus large. C'est
d'ailleurs sans doute la raison pour laquelle la théorie d'Aubry et Rau
continue de tenir, contre vents et marées : l'association patrimoine/personne
semble naturelle. Sans doute entend-on souvent que tel est le problème
des nouvelles occurrences du mot patrimoine. L'humanité n'est pas une
personne juridique : comment pourrait-on lui reconnaître un quelconque
patrimoine sans verbalisme ? Pareil pour la nature : le patrimoine naturel
n'aurait pas de sens. Les générations futures ne peuvent être personnalisées :
24. V. not. R. Sève, art. préc., spéc. p. 248 et s. Elle peut aussi être vue comme une forme
d'humanisme, justifiant en effet la suppression, récente à l'époque, de la contrainte par
corps : si le patrimoine est la projection sur un plan pécuniaire de la personne, celle-ci
devient alors intouchable pour raison d'argent...
25. En ce sens, v. d'ailleurs M.-A. Hermitte, « Pour un statut juridique de la diversité
biologique », RFDA, 1990, p. 33, qui rappelle qu'historiquement, le patrimoine renvoyait
initialement aux biens d'un groupe, le patrimoine étant en Grèce archaïque l'ensemble de
la terre utile à la survie d'une famille.
26. V. Hugo, Littérature et philosophie mêlées, Paris, 1834.

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