Droit et Société - La société d'austérité - 2017-2018 - 95

LE DROIT DU TRAVAIL D'EXCEPTION

monde matériel 21. Il parle alors d'hybridation culturelle de la vie quotidienne
par laquelle les individus se lient ontologiquement les uns aux autres 22.
À partir de cette perspective, Bryan Turner élabore une sociologie normative
qui situe le corps humain au centre de sa réflexion politique et sociale au travers
de la notion d'embodiment, socle de sa théorie des droits humains universels 23.
Son argument se base sur quatre présupposés philosophiques fondamentaux : (1)
la vulnérabilité des êtres humains en tant que embodied agents ; (2) la dépendance des êtres humains, spécialement pendant l'enfance et la phase de leur développement ; (3) la réciprocité et l'interconnexion qui génèrent la vie sociale ;
(4) la précarité des institutions sociales 24. Selon l'auteur, les êtres humains sont
ontologiquement vulnérables ; ils ressentent en permanence un sentiment d'insécurité et leur environnement naturel est également incertain. Pour cette raison, et
pour se protéger des incertitudes de la vie quotidienne, ils construisent des institutions dans le but de cristalliser les relations sociales, surtout quand il s'agit du
politique, de la famille et de la culture ; institutions fondamentales de ce qu'on
nomme « société » 25.
Selon Bryan Turner, la vie sociale se caractérise par l'équilibre délicat et contradictoire entre le manque, la solidarité et la sécurité. Par conséquent, ce sont les
droits sociaux, les droits de l'homme et leurs respectives expressions juridiques,
associées aux processus de judiciarisation qui reposent dans l'expérience commune de la vulnérabilité et de la précarité 26. La première se manifestant dans la
vie de tous les jours par rapport à la nature précaire des institutions. Cela mène à
une conception du monde social fondée sur l'existence d'une relation complexe
entre les processus de l'embodiment et ceux de l'institutionnalisation. Du coup,
les sociétés humaines s'impliquent dans la constitution d'un nombre infini d'institutions, cadres d'interaction tenus par la coutume et par les sanctions qui instaurent des « mécanismes » aptes à réduire la vulnérabilité et l'insécurité. Mais
comme les institutions sont des cadres imparfaits, inadaptés et précaires, un apprentissage de la vie en société est nécessaire pour comprendre leur mode de
fonctionnement, ce qui situe le débat sur la vulnérabilité et les droits dans un
système global plus ample, où l'hybridation et la fragmentation culturelles interrogent notre capacité à maintenir la solidarité sociale 27.
Les précarités sociales et politiques soulèvent d'autres interrogations : l'incapacité des institutions à protéger et à assurer les intérêts des individus ; leurs
échecs par rapport à la gestion des mutations sociales ; leurs inaptitudes à conci-

21.
22.
23.
24.
25.
26.

Ibid., p. 14.
Ibid., p. 17.
Ibid., p. 25.
Ibid., eod. loc.
Ibid., p. 27.
Bryan TURNER, « The end(s) of humanity: vulnerability and the metaphors of membership »,
op. cit., p. 26-27.
27. Ibid., p. 27-28.

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 58, 201795

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