Contextes - Littératures populaires du droit - 30

LITTÉrATureS POPuLAIreS Du DrOIT

la même manière, Georges Scelle, proche des radicaux-socialistes, entend
faire connaître « le droit ouvrier » au grand public78.
On l'aura compris : si certains auteurs se lancent dans de telles entreprises de vulgarisation du droit par esprit militant, il semble ne s'agir,
pour la plupart, que d'une stratégie de carrière, voire d'un pis-aller, ou
peut-être même d'un simple gagne-pain. Comment ignorer que parmi
nos auteurs, dix-sept sont docteurs en droit, dont cinq n'ajoutent aucun
métier à cette qualité ? Pour ces docteurs, cet investissement témoignerait-il alors d'une ambition universitaire ratée ? S'agirait-il simplement
d'un expédient financier en attendant des jours meilleurs ? Sans pouvoir
apporter de réponses fermes à ces questions, l'on constate néanmoins qu'à
l'exception des quelques illustres noms précités, les auteurs de littérature
populaire du droit ne sont pas les mêmes que les auteurs de la doctrine
juridique classique. La prépondérance des auteurs praticiens du droit
s'expliquerait-elle alors par leur évincement progressif de la doctrine juridique classique, au cours du xixe siècle ? Depuis les années 1820 en effet,
les praticiens du droit ont progressivement perdu l'hégémonie doctrinale qui était la leur dans le premier xixe siècle79. Dans cette hypothèse,
peut-être pourrait-on interpréter l'essor d'une telle littérature juridique
alternative comme une réaction de la pratique au « coup de force »80
discursif des professeurs de droit.
Autre originalité profonde de cette littérature populaire : nombre
d'auteurs ne sont pas juristes. Nulle surprise d'enregistrer la présence
d'un nombre élevé d'instituteurs ou de professeurs du secondaire, qui se
chargent essentiellement des ouvrages d'éducation civique, c'est-à-dire du
droit à l'usage des enfants. De manière plus générale, les auteurs exercent
fréquemment un métier en lien direct avec le thème ou les destinataires
de l'ouvrage. Sans multiplier à outrance les exemples, citons le cas parlant
d'un médecin écrivant un ouvrage de droit médical81, ou encore d'un entre-

78. G. Scelle, Le droit ouvrier, Paris, Armand Colin, 1922. Dans son « avertissement », le
célèbre internationaliste explique vouloir « faire toucher du doigt, même aux non-initiés, ce
qu'est la législation du travail en France et l'intérêt social que présente son étude » (p. V).
79. Voir, sur ce point, la thèse décisive de P.-N. Barenot, Entre théorie et pratique : les
recueils de jurisprudence, miroirs de la pensée juridique française (1789-1914), Thèse Droit
Bordeaux, 2014 et P.-N. Barenot et N. Hakim, « La jurisprudence et la doctrine : retour
sur une relation clef de la pensée juridique française contemporaine », Quaderni fiorentini
per la storia del pensiero giuridico moderno, n° 41, 2012, p. 251-297.
80. F. Audren, « Le "moment 1900" dans l'histoire de la science juridique française.
essai d'interprétation », in O. Jouanjan et e. Zoller (dir.), Le « moment 1900 ». Critique
sociale et sociologique du droit en Europe et aux États-Unis, Paris, Éditions Panthéon-Assas,
2015, p. 72.
81. A. Casset, Guide pratique de législation médicale..., op. cit.

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