Bibliothèque d'histoire du droit et droit romain - L'École de Le Play et le droit - Tome 34 - 95

LES MANIFESTATIONS CONTEMPORAINES DE L'ESPRIT CLASSIQUE

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1. La remise en cause de la souveraineté populaire
138. La notion de souveraineté est très discutée en doctrine au tournant du
xxe siècle, dans la mesure où la Révolution française a opéré un déplacement sans
précédent de son titulaire, la déportant du monarque au peuple. Rousseau, dont
se sont inspirés les régimes politiques du xixe siècle, avait en effet défini la souveraineté comme étant synonyme de volonté générale. Pour lui cependant, cette
volonté générale n'avait pas vocation à se confondre avec le principe majoritaire :
le philosophe genevois n'était pas favorable au régime représentatif, entendu
comme la « correspondance supposée entre des mandants et des mandataires »6.
Cependant, comme le note Pierre Rosanvallon, c'est presque naturellement que
l'on en vient à penser la volonté générale comme supposant ipso facto un pouvoir
d'origine populaire7. C'est dire qu'au sein d'une jeune Troisième République qui
voit la légitimité de ses institutions affaiblie par la question sociale8, la doctrine
discute passionnément le concept de souveraineté, qu'il s'agisse de vilipender ou,
au contraire, de porter aux fonts baptismaux le régime républicain. Beaucoup
d'auteurs, opposant souveraineté nationale et souveraineté populaire, tentent de
prouver, sous l'influence des idées nationalistes postérieures à la défaite de 1870,
que la nation, être abstrait, ne peut pas être représentée. Leur but consiste alors à
opposer une souveraineté nationale s'exerçant par le biais du régime représentatif,
garante de l'équilibre des pouvoirs, à une souveraineté populaire qui incarnerait
le despotisme de la Convention9.
139. Les leplaysiens, pour leur part, débattent de la question au milieu des
années 1890, à l'occasion d'une conférence de Charles Benoist (1861-1936)10,
alors jeune publiciste conservateur. L'analyse de ce dernier tend à réfuter la notion
même de souveraineté. Celle-ci, se définissant en effet comme une contrainte irrésistible ou encore comme une force illimitée, il s'ensuit que personne, concrètement, ne l'exerce réellement11. Réprouvant la « disjonction de l'unité du peuple et
de sa réalité empirique »12, le jeune auteur met donc en exergue l'exagération
6. MINEUR (D.), Une archéologie de la représentation politique, Paris, Presses de la Fondation
nationale des sciences politiques, 2010, p. 9.
7. Le sacre..., op. cit., p. 216-217.
8. DONZELOT (J.), L'invention du social. Essai sur le déclin..., op. cit., p. 21-33.
9. BIGOT (G.), Introduction historique..., op. cit., p. 229-231.
10. Après une licence en droit à Dijon, Charles Benoist soutient son doctorat de droit à Nancy
(La condition juridique des protestants sous le régime de l'Édit de Nantes et après sa révocation, 1900).
Journaliste de profession, il est appelé à professer à l'École libre des sciences politiques, où Émile
Boutmy lui confie la chaire d'histoire constitutionnelle de l'Europe occidentale. Républicain
progressiste, il est essentiellement connu pour son activité au Parlement, en tant que député de la
Seine, siège qu'il occupe de 1902 à  1919. Il se distingue par de très nombreuses interventions.
Catholique, il vote contre la loi de séparation des Églises et de l'État. Il est à l'origine d'une proposition
de résolution invitant le gouvernement à soumettre à la chambre un projet de Code du travail (1905),
dont il est chargé de rapporter les projets de loi. Il est également connu pour être l'un des principaux
tenants de la représentation proportionnelle. Il finit sa carrière en tant que diplomate, représentant la
France à La Haye. Parmi une œuvre importante de publiciste, qui lui vaut de rejoindre l'Académie des
sciences morales et politiques en 1908, on retiendra De l'organisation du suffrage universel. La crise de
l'État moderne, (1895), et La crise de l'État moderne : l'organisation du travail (2 vol., 1905-1914)
(BENOIST (Ch.), Souvenirs, 3 vol., notes et correspondance conservées à l'Institut de France aux
cotes Ms 4527-4529 et Ms 4553-4557, et LE BÉGUEC (G.), Charles Benoist ou les métamorphoses de
l'esprit modéré, Contrepoints, décembre 1976, p. 71-95).
11. Le Parlement, avance-t-il par exemple, a besoin de la force du pouvoir exécutif pour
contraindre les citoyens à obéir à ses injonctions.
12. MINEUR (D.), Une archéologie..., op. cit., p. 20.
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